Magazine Journal intime

La Remise en question

Publié le 07 décembre 2012 par Gborjay

« Rufus avait tout pour être heureux. Placé dans une école maternelle bilingue dès deux ans, une école primaire trilingue dès cinq ans, il avait traversé le système scolaire comme une météorite. Titulaire d’un bac scientifique avec mention très bien à l’âge de 16 ans, parlant anglais, allemand et mandarin, il s’était naturellement orienté vers la classe préparatoire qui occupait la première place du classement Le Point, avant d’intégrer l’école de commerce qui occupait la première place du classement Le Point.

Il était tombé lors de son année de césure à l’international sur une fille splendide, intelligente, suffisamment souple pour comprendre qu’il devrait pour son travail écumer les capitales du monde entier, puisqu’elle-même allait en faire de même. L’argent tombait dans les poches de Rufus comme les gouttes de pluie sur les prés de Normandie.

Réussite, épanouissement, voyage, telles étaient les valeurs de Rufus. Les valeurs qui faisaient de lui un homme heureux.

Mais un jour, insidieusement, tout bascula. Alors que Rufus venait de raccrocher d’une conférence téléphonique à Singapour, il se sentit tout d’un coup un peu seul, comme d’habitude il est vrai, mais peut-être un peu trop seul à vrai dire. Il n’avait que trente-trois ans, il était trop tôt pour la crise de la quarantaine, pensa-t-il en avalant machinalement un tranxen. Il n’y avait rien de grave.

De retour dans sa chambre d’hôtel, il s’immobilisa quelques secondes. La chambre était très grande. Elle ressemblait beaucoup à celle de New-York, où il avait été quelques jours plus tôt, un peu moins à celle de Londres, mais plus encore à celle de Sidney. Rufus lança de la musique sur son ordinateur, mais la musique ne parvenait pas à meubler la pièce et à en cacher le silence. Elle l’aggravait presque.

Quel était donc ce mal-être qui semblait vouloir pernicieusement s’emparer du solide esprit de Rufus ? Et pourquoi ce sentiment de solitude qu’il avait toujours accepté lui pesait-il tant désormais ? Peut-être était-il malade à cause du repas du midi ? Au fond il savait que ce n’était pas le cas. Il avait toujours craché avec mépris sur la psychologie, mais il faisait moins le fier désormais, et un psychologue, un coiffeur, un expert-comptable aurait déjà représenté une compagnie préférable au vide de l’hôtel.

Le soir, après avoir tâché de lire un polar, après avoir parcouru la presse économique, après avoir siroté un cocktail dans le bar et parlé à une indifférente inconnue, après avoir interrompu Claude François qu’il n’avait jamais imaginé si triste, Rufus alla se réfugier dans le grand lit. Le lit immense. Rufus fut écrasé par les dimensions de la couche, compressé dans une solitude étouffante.

Curieusement, Rufus repensa à son enfance, quand il n’avait pas encore accompli ses rêves. Il repensa à ses parents, à sa petite chambre, à son petit lit qu’il avait habités si longtemps. Était-il plus heureux alors, se demanda-t-il à quatre heures du matin en écoutant le bruit de l’air climatisé, et en contemplant, blafard, son oreiller humide ?

Rufus faisait sa première dépression. »

Quand vous ne savez pas quoi faire de votre personnage, quand vous voulez le rendre plus proche de votre lecteur, quand vous voulez lui donner ne serait-ce qu’un rien de profondeur, choisissez l’autoroute du roman psychologique, choisissez la remise en question. Une bonne mélancolie mêlée d’abattement, une torpeur saisissante qui étouffe jusqu’à la moindre esquisse d’initiative personnelle, une scène de prostration sous la douche froide alors que le téléphone sonne et que l’on ne veut – ne peut – pas répondre, il n’y a pas mieux pour que votre personnage change de cadre moral, de comportement, de tout, pour le plus grand plaisir de votre lecteur, sans aucun doute dépressif lui aussi puisqu’il est tombé sur votre roman.

Cela ne vous empêchera pas de trouver votre œuvre ratée, et cela ne l’empêchera pas de l’être. Mais vous y aurez mis un peu de vous-même.

Gustave Borjay vous salue.

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« L'immense lit le regardait de ses deux oreillers béants. »


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