Voilà. Il était reparti. Puis il était revenu. Et rien n’avait changé ici. Cette mélancolie carabinée le reprenait une fois de plus. Il avait à peine reposé le pied sur le bitume de la piste de l’aéroport que déjà il s’était senti mal. Il me racontait qu’il était tombé dans les vapes pile au moment précis où l’appareil avait passé la frontière. L’avion devait être alors encore au-dessus des nuages. Il s’était réveillé parce qu’il avait senti que sa tête dodelinait un peu dans tous les sens. Quand il avait ouvert les yeux, il avait compris que c’était toute une troupe d’hôtesses qui l’entouraient. Trois d’entre elles étaient penchés vers lui et étaient en train de le secouer. Leurs visages poupins, apparemment inhérents à la profession juste à quelques centimètres du sien. Elles étaient toutes sans exception fardés de poudres, de khôl, ou de n’importe quel autre produit que la direction estimait nécessaire afin d’embellir et de vieillir ses hôtesses. Voyant qu’il se réveillait, une du groupe, une jolie blonde l’air idiot mais réellement inquiet, lui avait enfoncé un croissant dans la bouche et une autre lui avait servi un café brulant dans une tasse en plastique histoire de le rabibocher suffisamment pour qu’il puisse évacuer les lieux tranquillement mais quand même au plus vite. Heureusement qu’il avait souscrit à l’assurance avant son départ. L’assurance accompagnement au réveil. En cas d’abus de cachetons, d’alcool, ou autre ? lui avais-je demandé, surpris. Non, tout simplement en prévision des ondes délétères que dégageait le pays, entrainant une déprime passagère pouvant conduire à un sommeil très profond me répondit-il d’un ton professionnel. Ça m’en avait bouché un coin qu’une telle assurance puisse exister. Douce France…Ça me donnait moins envie de faire le coq moi d’un coup.
Comme à son habitude, il avait perdu toutes ses couleurs en rentrant. C’était toujours à son retour que la couleur de sa peau reprenait ce sinistre aspect livide. Je me demandais si ça n’était qu’à lui que ça faisait ça, si c’était propre aux lorrains ou si c’était pour tout le monde pareil. Une vraie entreprise cadavérique que c’était sa gueule à chaque fois qu’il revenait ici après un long voyage pour se reposer quelques semaines avant de repartir en vadrouille. J’y repensais sur le moment car j’avais montré à un ami en commun, il n’y avait pas deux semaines, la dernière photo qu’il avait posté sur Facebook alors qu’il terminait son périple par l’Egypte. Il avait alors un teint halé typiquement terroir. On aurait pu le confondre avec un de ces insurgés du Caire qui s’opposaient aux chars, comme s’ils croyaient vraiment pouvoir les stopper, avant de se faire rouler sur la gueule dans une explosion de cris sous la lentille avide de quelques caméras professionnelles et amatrices. Et là, je le retrouvais blanc comme un cul. Un putain de cachet d’aspirine le type. A l’image de son appartement ici. Un blanc immaculé. Je l’aurais surement perdu de vue s’il s’était baladé à poil chez lui.
Maintenant, il allait se taper la cloche pendant deux ou trois semaines, fumer des pets, écouter de la musique, regarder mon oncle Charlie, jouer à quelques jeux qui font mal aux yeux, mais surtout recevoir chez lui tout ce qu’il restait encore de notre petite bande. C’était la tradition. Les personnes présentes, quand il revenait par ici, variaient tout le temps. Mais c’étaient toujours les mêmes. Tout dépendait de qui était dans le coin au moment où il rentrait. C’était chaud d’arriver à jongler avec les emplois du temps totalement différents de chacun. En tout cas, il reprenait dix bons kilos à chaque fois qu’il s’arrêtait dans le coin. Il détestait être seul lorsqu’il revenait ici. C’était peut-être ça le problème. Il y avait de l’espace dans sa turne. Trop pour le faible mobilier dont il disposait. Son appartement lui donnait l’impression d’être prisonnier, il se sentait oppressé. Il était pourtant grand comme un terrain de foot. Ce qui me choquait le plus, c’est que vraiment tout y était blanc. Je lui avais proposé qu’on le repeigne dès que possible, qu’en mettant autre chose qu’un blanc hôpital des murs aux plafonds, qu’un peu de couleur à droite à gauche, ça apporterait chaleur et joie de vivre à ses pièces. Un peu de gaieté quoi. Son appartement ne comprenait en tout et pour tout que son strict nécessaire bien à lui. Dans la plus démesurée des pièces, la principale, celle dans laquelle même nous nous endormions souvent ensemble lors de nos retrouvailles, il y avait son lit. Un lit gigantesque dans lequel il ne dormait pas. Enfin pas vraiment. Il avait monté sa toile de tente dessus. La fermeture éclair juste face à cette fenêtre d’où il aimait regarder le soleil se lever. Il gravait une barre sur son bang en bois pour chaque aube. Et à chaque fois qu’il repartait, il emportait le bang avec lui dans ses bagages pour le bruler dès le premier feu de camp. Il était vraiment énorme son lit. J’étais surpris à chaque fois. On aurait pu y faire dormir deux ou trois familles. Sans problème. Et tout autour était disposé n’importe comment dans la pièce, et selon les envies de chacun des invités, six canapés et quatre fauteuils. Ils étaient tous tellement confortables que l’on savait tous pertinemment qu’une fois ici, enfoncé dedans, après quelques joints et quelques canettes par-dessus le marché, il nous serait littéralement impossible de nous relever. Ça serait un calvaire déjà rien que pour aller pisser. Alors pour reprendre la route… De toute manière, une fois chez lui, personne ne parlait jamais de reprendre la route le soir même. C’était un vrai repaire de perdition. On pouvait tout y faire. Sans aucune limite et à n’importe quelle heure.
Quand nous nous retrouvions avec Damien, nous commencions par nous installer tranquille pour nous raconter nos dernières aventures. Ensuite, nous faisions en général un tour parmi ceux de nos amis qui étaient restés en Moselle. Les plus anciennes de nos connaissances avaient presque déjà tous une vie rangée. Autant dire qu’ils avaient tous l’air de se faire chier comme des rats morts. C’était eux que je voyais mais sans la folie qui allait avec autrefois. La gonzesse, le mouflet, et la chaumière. Voilà ce qui primait. Nous n’étions plus si nombreux que ça à parvenir à apprécier la solitude qui accompagne forcément ce semi-nomadisme dont nous nous revendiquions encore. Quelques-uns en avait même marre de nous. Ils se sentaient constamment obligés de nous faire la morale ou de nous donner des conseils pour tacher de nous « sortir le doigt du cul » comme ils disaient. Ils n’y entendaient rien à nos choix de vie. Ils nous prenaient de toute leur misérable hauteur, un mètre cinquante-cinq au garrot, nous suggérant de grandir un peu. Ils nous intimaient d’arrêter un peu les conneries. Ils déploraient que l’on puisse se comporter de façon aussi égoïste. Dans le pire de cas, ils nous ordonnaient carrément de ne plus jamais les approcher. Comme si nous étions galeux. Porteur d’une quelconque maladie dont ils avaient peur qu’elle ne les contamine. Comme si notre mode de vie avait encore le pouvoir de leur faire changer la leur. Une espèce de jalousie plutôt malvenue. Ils étaient totalement dans le déni. Les histoires qu’on leur contait les soirs, une bonne mirabelle artisanale aidant, ils auraient préférés les vivre. C’était limpide. Je crois surtout qu’ils se méfiaient de l’influence que nous pouvions avoir sur leurs rejetons qui à chacune de nos visites ne cachaient ni leur joie, ni leur engouement pour nos petites aventures. J’étais un excellent conteur. Malgré cela, certains de nos anciens camarades envoyaient carrément les monstres au lit dès qu’ils entendaient sonner à une heure des plus improbables. A une heure où ils étaient quasiment surs qu’aucune personne avec un minimum de savoir-vivre n’aurait osé les déranger. Ils nous connaissaient par cœur. Forcément. Il faut voir la fois où je suis arrivé chez Jack sans prévenir alors qu’il était parti faire quelques courses et que j’ai dérangé sa femme devant l’élection de miss France. Ils m’en ont fait tout un pataquès. Et vas-y que je te reproche tout et n’importe quoi. Et qu’après qu’elle m’intime en m’aboyant dessus de la fermer et de dégager parce qu’elle écoute… Ils avaient pourtant l’air d’y tenir réellement à leur absence de vie même si je savais bien qu’au fond, ils n’attendaient que ça nos visites.
Partir sur la route était une véritable drogue pour lui. Il ne se posait que le moins longtemps possible au même endroit. Il avait vraiment du mal à tenir en place. Ce dernier voyage semblait néanmoins l’avoir éprouvé beaucoup plus que d’habitude. Il ne semblait pas parvenir à reprendre le dessus. Il se laissait totalement dominer par la déprime. Je lui découvris alors un coté nihiliste que je n’avais jamais décelé chez lui. Ce qui eut pour finalité de nous rapprocher encore un peu plus. Il avait apparemment du mal à digérer les horreurs qu’il avait vu au cours de cette dernière étape égyptienne. Le mal que causaient les différentes religions. Les frères musulmans au pouvoir. L’impact que cela avait sur tout le monde. La gangrène qui s’étendait par-delà les pays. Les libertaires dont les cris disparaissaient à chaque salve meurtrière. Les promesses non tenues qui attisaient la rage des esprits libres et les faisaient descendre de chez eux pour aller prendre possession des rues. C’était vraiment le bordel là-bas, me disait-il. Comme partout ailleurs, lui avais-je glissé, sans trop d’assurance, comme pour le consoler. Il n’y croyait pas une seconde. Moi non plus. « La situation là-bas est totalement différente de ce que nous pouvons vivre ici. Ce n’est pas ce que t’on montre à la télé ! Ici, chacun peut défendre ses convictions. Il fait une drôle de grimace. Plus ou moins. Chacun son tour. Les limites de la démocratie. M’enfin…tant que l’administration est prévenue…Paye ta manifestation ! La France, pays des lumières, ersatz de démocratie, mais heureusement encore loin d’une théocratie. C’était pourtant le processus normal après une révolution. Le chaos devait forcément s’installer quelque temps avant que ne survienne ce véritable mal qui n’en cessait plus de ravager une Europe de plus en plus vieillissante. Ah ! Ils le voulaient, conserver leurs accords commerciaux. Ils seraient obligatoirement satisfaits. L’Egypte était le premier client de la France au Proche-Orient. Ils la mettraient forcément en branle l’infernale machine et c’est encore les futures générations qui trinqueraient. Au final, c’était toujours marche ou crève. Pour tout le monde et dans n’importe quel domaine. Quelque soit l’endroit. Quelque soit le pays. Ce qui le répugnait le plus dans cette histoire, ce n’était pas tant les guerres fomentées, les espions envoyés en douce pour mettre le feu aux poudres, ou même les résolutions à sens unique de l’Otan pour la survie de ce libéralisme exacerbé. Ce qui lui faisait réellement horreur, c’était le sort de ces êtres humains livrés à eux-mêmes et qui pouvaient bien perdre la vie au nom de l’intérêt général. Misérables marionnettes agités aux aises de chacun de ceux qui prétendaient les représenter. Le peuple, malgré toutes leurs diversités semblait pourtant vivre dans une relative harmonie que seuls les décideurs paraissaient déterminés à briser. Ils n’étaient en somme coupables que de vouloir vivre une vie décente et en adéquation avec leurs propres philosophies. Ils devaient néanmoins se choisir un camp s’ils ne voulaient pas être la cible commune des autres clans aux instincts sanguinaires. Ils n’arrivaient pourtant pas à se décider. Ils étaient tous aussi absurdes l’un que l’autre. Les idées qui s’affrontaient sous leurs yeux et qui étaient en train de détruire leurs vies, ils n’en avaient strictement rien à carrer à la base. Ce n’était qu’en voyant l’horreur dont les hommes étaient capables qu’ils mesuraient toute l’étendue de leur ignorance et où cette dernière les mènerait. Le président élu ne savait plus quoi faire. Il avait juste voulu profiter de l’aubaine pour récupérer un petit magot qu’il dépenserait dans les caraïbes, là où il venait d’acquérir une superbe propriété. A l’abri des regards et des réclamations. Il pourrait toujours gouverner par internet, se disait-il. C’est ça l’avenir ! qu’il disait. Il ne savait quoi faire au milieu d’une foule, grondant pour que ce pays ne devienne pas une république islamique bafouant les droits fondamentaux de tout un chacun. Ils avaient beau les exhiber à chaque fois qu’ils se faisaient foutre sur la gueule, leurs lois ou leurs papelards ici, ils valaient que dalle. C’était simple en fin de compte, que je lui expliquai à Damien. Barre toi en vacances dans les endroits prévus pour par les agences de tourisme. Ne t’éloigne pas des circuits. Ne joue pas les humanistes. Rentre pour le couvre-feu et ne t’éloigne au grand jamais trop loin de l’endroit où tu es sauf en cas de nécessité absolue. Tu la fermes. Tu hoches la tête et tu poursuis. On ne peut rien y faire. On est rien d’autre que des spectateurs. On ferme sa gueule de soi-même ou alors on devient acteur (un fait constaté très rarement) et là c’est quelqu’un qui se charge de nous la faire boucler. Ne cherche aucune logique là-dedans que je lui disais. Il est inutile de se reporter à l’étymologie du mot démocratie. Reporte-toi plutôt à celle du mot tourisme. Non, ne m’écoute pas ! C’est de la merde tout ça ! Je ne sais plus rien.
Une fois, j’ai observé un couple de ma famille comme ça. Un oncle et une tante à moi qui avaient fait un mariage gris. N’ayant plus de domicile fixe depuis bien longtemps, et vivant de grivèlerie depuis mon retour en France, ces derniers s’étaient proposé de m’accueillir le temps qu’il me faudrait afin de repartir sur le bon pied. C’est du moins ce que je leur avais dit. Ce n’était pas tout à fait mentir si l’on est un peu porté sémantique. Ils ne l’étaient pas. Ils n’avaient jamais tellement apprécié les mots. « ‘C’est qu’un moyen pour t’foutre leurs langues de bois dans l’cul ! ». Lorsque j’étais arrivé et que je leur avais demandé ce qu’il y avait de nouveau dans leurs vies, j’avais tout de suite que quelque chose n’allait pas. Ils n’étaient pas comme d’habitude. Je continuais malgré tout. Je voulais savoir ce qui leur arrivait. Si je leur avais posé la question franchement, ils ne m’auraient jamais répondu. Ils étaient bien trop fiers. Mais là, ils avaient baissé la tête, allumés la télé sur M6 et étaient restés silencieux plusieurs minutes, leurs yeux se perdant dans ceux porcins de Valérie Damidot.
Après le diner, on s’installa dans le salon. Mon oncle m’offrit quelques verres d’une mirabelle artisanale dont je peux encore sentir le gout sur ma langue…sa chaleur dans le gosier…son effet néfaste sur mes intestins…son odeur une fois rendue à la cuvette…Ils me racontèrent leurs mésaventures sans que je n’aie besoin d’en reparler. Après tout je n’étais rien de plus pour eux qu’un traine-savate dont le jugement importait peu. Pour eux, je n’avais vraiment pas de quoi faire le fier. Je n’avais aucune valeur mais ils savaient que je savais écouter. Ils avaient perdu leurs travails et avaient rejoints le rang si méprisé des chômeurs. Et ils étaient partis pour de l’indéterminé. Je les avais vus, moi, tourner en rond comme des lions en cage, sans savoir quoi faire. Ils étaient tellement habitués à trimer chacun de leur côté et à ne penser qu’à cela, qu’il ne savait pas de quelle manière se comporter, comment bien agir l’un envers l’autre, savoir quoi faire de ce nouveau temps qu’ils passaient ensemble. Il fallait qu’ils réapprennent à communiquer ensemble. A formé cette entité hybride communément appelé couple. Ils étaient devenus complètement étrangers l’un pour l’autre. D’habitude, ils ne se croisaient guère que le soir, très tard, au moment de retrouver le lit conjugal, qu’ils ne rejoignaient pas souvent. La plupart du temps, ils s’endormaient purement et simplement sur leur bureau. Un filet de bave coulant sur les innombrables papiers disposés en vrac dessus. A peine le temps d’échanger les politesses. Aucune chance qu’il y ait eu une quelconque activité sexuelle dans cette maison. A l’extérieur peut-être. Et encore, j’en doute. Je m’étais creusé longtemps la tête, bonne pâte que j’étais, afin de leur dénicher une occupation quelconque. Peut-être avaient-ils eu quelques envies dans leur jeunesse. Je mis quelques jours avant de m’apercevoir qu’ils n’avaient absolument aucune passion. Même pas une. Rien du tout. Niet. Peau de balle. Ou alors il y a très longtemps. Dans une galaxie lointaine, très lointaine. Ils avaient oubliés. Ils n’avaient jamais vraiment eu le temps pour ça qu’ils me disaient. Leur vacuité était telle qu’ils ne pouvaient s’évader autrement qu’en refaisant quelque chose dans la baraque. Quelques menus travaux. Au compte-gouttes. Ils s’attendaient à ce que je les aide mais ils n’osaient rien me demander. J’attendais donc qu’ils le fassent tout en espérant que cela ne se produise pas. Ils étaient au chômage depuis quatre mois. Ils avaient refait trois fois leur chambre, deux fois la cuisine, et quatre fois les toilettes en plus d’au moins une fois toutes les autres pièces. Ils étaient vraiment bien murs. Prêt à éclater. C’était vraiment cinglé ! Ils me reprochaient ensuite mes excès à coup de moraline. Ce à quoi je répliquais que leur drogue à eux était la pire, l’ignorance. Mais aller leur faire entendre raison. Ils ne raisonnent pas. Ils ne marchent qu’aux sentiments. Ils préfèrent. Ou alors, ils s’indignent dix minutes dans la cuisine en entendant les infos et retournent à leur vie parce qu’il le faut bien malgré tout. Ça les aidait en tout cas à tenir. Se concentrer sur eux. Rien que sur eux. Les voisins pouvaient bien aller se faire englander. Et pratiquement tout le reste du monde avec. Je ne pouvais pas vraiment le leur reprocher. J’avais trop de respect pour eux. J’avais déjà trop donné dans le délire. Après tout, chacun sa combine que je me disais. Parce qu’au final c’est ça notre grande recherche à tous ; LA combine. On cherche juste ce qui va pouvoir nous aider à tenir le plus longtemps possible au milieu de toutes les merdes que remplacent d’autres merdes et ce quotidiennement. Pourquoi changer une fois qu’on l’a trouvé le truc ? Certains n’y parviennent jamais. Ceux-là sont vraiment à plaindre. On voudrait parfois redevenir enfant, histoire de retrouver une innocence déjà lointaine, mais avec toutes nos expériences, tous nos acquis d’adultes. Plutôt paradoxal comme désir…Car plus on en savait moins on était innocent… C’était le jeu et il fallait faire avec ou aller se jeter du haut de la plus haute tour du quartier. En espérant ne pas se rater et finir sur un fauteuil électrique, légume observateur forcé de la marche du monde.
C’était l’état dans lequel j’avais retrouvé un des deux, quelques années plus tard. J’avais reçu un appel de l’hôpital le plus proche. J’étais la personne qu’ils avaient choisis qu’on prévienne en cas de d’accident. Moi ! La bonne blague ! Toujours est-il que Jérémy était paralysé de partout, il ne pouvait plus que cligner des yeux pour s’exprimer. Marguerite, quant à elle, avait réussi son coup. Il faut dire qu’elle était calée sur le sujet. Elle avait même fait une étude comparative des différents immeubles et de ce qu’ils y avaient autour histoire de faire le meilleur choix. Elle avait transmis à Jérémy toutes ces observations mais il n’avait jamais eu l’air d’y porter un intérêt quelconque. Je ne savais toujours pas pourquoi ils étaient restés ensemble tout ce temps. Par habitude ? Parce que c’était plus simple pour eux mais surtout pour mes cousins ? Parce qu’ils étaient croyants ? Je n’en savais rien. Toujours est-il qu’ils faisaient peine à voir. Ils étaient pathétiques. Surtout vers la fin.
Nous avions à peine passé dix jours en Moselle quand Damien calancha. Décidément ! Il avait choisi la vieille solution des médocs mélangés à l’alcool. Un classique du rock façon seventies. Je pensais qu’il serait un peu plus original que ça quand même. Il en avait pourtant pas mal de l’imagination. Il n’avait surement pas dû faire exprès tel que je le connaissais. Il voyait la vie comme une farce monumentale qui ne s’arrêtait jamais de s’écrire. J’étais certain que s’il avait pris du plaisir à écrire, il aurait pondu la biographie la plus tordante, ou affligeante, au choix, que l’on ne lirait jamais. Il en avait pourtant des histoires à raconter. Toujours est-il que je me retrouvais tout seul face à l’armada de nos vieux potes de carambouille à qui nos nouvelles manières faisaient péter un câble. Autant dire que je n’étais le bienvenu chez personne. Il y aurait encore bien deux personnes qui auraient pu m’héberger en d’autres circonstances. Plus maintenant. Céline était à l’autre bout du monde ou pas très loin et Jim ne pouvait plus m’encadrer depuis que j’avais vidé un picrate espagnol offert par ses parents alors qu’il m’avait confié son appartement et sa chienne. C’était un peu la mouscaille mais j’avais bien vu venir le coup. J’avais économisé deux RSA alors que je squattais la chambre d’amis de mon oncle. Justement en prévision d’un coup comme celui-là. Ça allait le faire. Pas le choix. Je me connaissais heureusement plutôt pas mal. Et c’est ça qui était la base de tout. Se connaître suffisamment pour savoir ce qu’on pouvait faire ou ce qu’on ne pouvait pas faire, ce qu’on voulait faire ou ce qu’on ne voulait pas faire. J’avais trouvé. Damien aussi. C’est ce qui avait peut-être causé sa perte au final. Le fait de trop se connaître. C’est à double tranchant. C’est soit tu fais avec et tu risques de galérer mais tu t’en branles, que sera sera, soit tu essayes d’aller à ta propre encontre et s’en est fini de toi. Tu te tires et on te rattrape au lasso. Mais si tu restes, c’est encore pire. On tire la chasse d’eau et te voilà en train de faire de la varappe avant de disparaître dans les profondeurs des égouts de la ville.
Damien n’avait jamais rédigé aucun testament ou n’importe quoi d’autre pour exprimer ses dernières volontés. Il m’avait dit bien souvent qu’il ne voulait jamais, au grand jamais, finir bouffé par les asticots et que les gens qu’ils méprisaient ou qui avaient oublié son existence alors qu’il était vivant, viennent se recueillir et pleurer sur un bout marbre aussi joli soit-il. Ou alors il faudrait inscrire une phrase marrante sur la pierre tombale qui puisse décourager n’importe qui de venir. C’était ses propres mots. Ils me racontaient que ses parents le surinaient pour qu’il soit enterré. Puis il m’avait fait part de son désir d’être incinéré puis ses cendres jetées en pleine mer près de la grande barrière de corail en Australie. Ses restes seraient protégés par l’Unesco qu’il disait en riant de cette façon si communicative.
Me souvenant de ça, j’étais donc allé chez ses parents pour leur en faire part. Mais les darons, ils ne l’entendaient pas de cette oreille et ils insistèrent longuement pour qu’il ait un enterrement en bonne et due forme. En grande pompe. Avec messe, curé, louanges, pleurs, flonflons, et libations religieuses. Je ne pouvais pas m’y résigner. Sauf peut-être pour la partie libation. Mais là, c’était courir à la catastrophe. Je leur en aurais donné moi du religieux ! Ils m’en auraient dit des nouvelles. Que je le veuille ou non d’ailleurs. Ok, Damien était mort et c’était fini pour lui. Il ne partirait plus. Il ne reviendrait plus non plus. Jamais. Il n’allait pas se plaindre à ce que je sache. Mais je savais tout de même que ce n’était pas ce qu’il voulait. Ses parents n’en avaient cure. Ils s’en tapaient le coquillard. Pour eux, il n’avait fait que les mauvais choix dans la vie et ce dernier, celui que je voulais leur imposer en fait, était celui de trop. La goutte d’eau. Son père avait failli faire une attaque en entendant ma demande. Sa mère m’avait regardé d’un air flippant. Sans détourner le regard. Je la voyais me fixer du coin de l’œil. Leurs fils incinéré ? Jamais. Ils ne pouvaient pas l’accepter. Ils ne le voulaient pas. Ils avaient même déjà négocié avec le préposé aux corps pour qu’il déguise sa mort en accident. Cachez moi ce suicide que je ne saurais voir était la seule et unique consigne du fossoyeur. Tant qu’il pouvait être enterré selon le rite catholique, tout serait pour le mieux. Ils avaient déjà le permis d’inhumer. Le corps était à la morgue car ils ne se satisfaisaient pas de la version de leur médecin traitant qui avait pourtant été catégorique. Ils parlaient même de faire « deux ou trois retouches sur le corps ». Je me taisais et analysais aussi posément que possible la situation. J’aurais voulu leur coller à tous les deux une bonne paire de baffes histoire de les réveiller. De leur faire prendre conscience de l’énormité de ce qu’ils étaient en train de manigancer. Mais ils ne voulaient rien entendre. Et ce malgré le fait qu’ils aient épuisés trois ou quatre fois leurs dix arguments. Mais allez donc résonnez un puceau dans une maison de passes… Ils étaient vraiment casse-couilles les vieux. Ils commençaient déjà à se répandre en serment à mon égard lorsque je me suis tiré de chez eux. L’enterrement était prévu dans trois jours. Je pris donc la direction de son appartement, j’avais toujours le double qu’il m’avait filé au cas où… Je me servis un bourbon et m’allumais une cigarette puis m’allongeais sur le long et large canapé de velours blanc, mon préféré, constellé de trous, les miens, pour commencer à réfléchir au meilleur moyen de parvenir à exaucer la seule volonté funèbre que Damien n’ait jamais exprimé.
C’est mon téléphone qui me réveilla à six heures et demie. Je venais de recevoir un appel de Marie, que j’allais voir de temps à autre dans son appart’ à Novéant. On n’a pas idée d’appeler les gens à cette heure-là ! J’écoutais son message dans lequel elle me faisait part de tout son empressement de me revoir au plus vite. Elle avait besoin de son coup la garce ! Et moi aussi. Je ne sais pas comment elle avait pu savoir que j’étais rentré mais au final, c’était pour le mieux. J’irais y faire un saut avant de reprendre la route. Bizarrement c’est en repensant à elle et par d’improbables associations et d’incroyables contorsions intellectuelles que me vint la solution à mon problème de la veille. C’était risqué, voire illégal, mais rien à foutre. J’étais déterminé à remplir cette tache avant de retourner à mes tribulations. A partir de là, ils pourraient bien tenter de me retrouver ces cons. Aucune chance que je me fasse poirer assez rapidement. Et d’ici là, je serais à l’autre bout du monde. Il était néanmoins cardinal de faire ça proprement et rapidement. C’était considéré comme un délit. Quelle honte. Le respect du bien vaut bien plus que celui de la loi, écrivait Thoreau. Je devais donc attendre et faire ça à la brune. Je m’occupais en lisant un Kerouac « les anges vagabonds » qui trainait sur la table basse de la pièce. J’avais dû en lire presque l’intégralité lorsque la nuit tomba. Je me décidais donc à partir préparer l’endroit que j’avais choisi pour l’opération avant de prendre la route pour aller chercher le corps.
Je roulais le long de toutes ces rues dont chacune me rappelait un moment charnière de ma vie. Je les avais trainé les pavés messins. Plutôt deux fois qu’une. Beaucoup trop à mon gout. Je ne prenais plus aucun plaisir à les parcourir. Je n’avais qu’une envie, faire ce que j’avais à faire et me casser le plus loin possible de cet endroit. Je l’avais aimé cette ville, il y a bien longtemps, mais aujourd’hui je ne ressentais plus qu’amertume et nostalgie vermineuse. Je me souviens de l’époque où je croyais souffrir d’ochlophobie. En fait ce n’était pas tant la foule qui me gênait que l’endroit où celle-ci prenait forme, cette masse extraordinaire qui s’agglutinait contre vous, venant de partout. Je ne pouvais vraiment plus la blairer cette région déliquescente en voie de disparition. J’avais beau faire, elle me sortait par tous les trous cette ville et elle en créait même des nouveaux. Comment pouvait-on décemment vivre toute une existence ici ? Mourir à moins de vingt kilomètres de l’endroit où on était né ? Etre enterré dans le cimetière communal et aller converser avec tous les dimanches et les jours de fêtes avec les morts…Encore une chose que je ne m’expliquai pas…Un putain de mystère…
Arrivé à bon port, je pris soin de me garer juste devant la morgue mais sans trop attirer l’attention des riverains. Je devais agir vite et bien. Toutes ces précautions étaient peine perdues. A peine avais-je lancé le bout d’agglo que j’avais mis dans le coffre de la voiture afin de briser la porte vitrée qu’une alarme tapageuse retentit. Putain de merde ! Même les morts étaient protégés par un service de sécurité. Ça semblait presque normal après réflexion. C’était peut-être ça le pire ! C’est juste que j’avais perdu l’habitude de tout ça, retiré que j’étais au plus profond de l’oubli. J’avais vu les rites funéraires de pas mal de cultures et aucun ne se ressemblait. Mais aucun n’était aussi froid, aussi dénué de beauté que ceux d’Europe Occidentale. J’avais admiré, par exemple, les rites népalais. Selon la classe à laquelle ils appartenaient, les morts étaient soit brulés soit immergés dans une rivière. Le feu ou l’eau. Les éléments avaient une importance capitale pour les bouddhistes. J’avais lu le livre des morts tibétains mais tout cela ne m’avait semblé qu’être une fiction de plus. Il n’empêche qu’ils avaient su me charmer, ces népalais bouddhistes, avec leurs concepts. La réincarnation, ce qu’ils appelaient « l’air subtil » et le lama dépeceur qui se chargeait de vérifier que l’âme est bien sorti du corps. Vers le haut ou vers le bas. Rien de comparable avec ce qu’il se passait ici.
Cette putain d’alarme me niquait plus les tympans qu’un concert de pop merdiquo prédigérée de Christophe Mae. Je courais dans les couloirs sombres en cherchant la salle où le corps de Damien était entreposé. Rien que le fait que ça soit ce verbe transitif qui me soit venu en premier à l’esprit pour parler de mon ami défunt me foutait déjà les jetons. J’ouvrais tous les tiroirs à la volée. Aucun n’était fermé à clef. Qui aurait eu l’idée de voler un cadavre ? Personne à part ces fossoyeurs de Seine Saint Denis qui défrayaient la chronique depuis mon retour. Ce n’était pas plus mal. Avec un peu d’imagination, je pourrais peut-être leur faire porter le chapeau. Damien n’avait pas encore eu l’occasion de se faire poser des dents en or mais je me disais que je trouverais bien quelque chose. Ce n’est qu’au bout des cinq minutes les plus longues de ma vie que je finis par trouver ce que je cherchais. Je jetais quand même un coup d’œil sous le drap blanc histoire d’être sûr. C’était bien lui mais sans être lui. Il était là, allongé sur une table en aluminium, complètement inerte. Mort. Je m’étais toujours moqué de son teint cadavérique et s’il avait pu m’entendre à ce moment étouffé un petit rire, je suis certain que lui aussi aurait trouvé ça tordant et qu’il s’en serait fendu les joues en deux.
Hop ! Je le chargeais prestement sur l’épaule et courut aussi vite que possible droit vers la sortie. Il pesait son poids l’enfoiré ! Pratiquement arrivé à la bagnole, je dus faire face à quelques quidams qui se plaisaient à jouer les curieux. Je les repoussais violemment dans ma course en utilisant le corps de Damien comme une arme rigide et froide. Un coup des plus particulièrement réussis envoya un de ces fouille-merde tout droit boulé dans un buisson environnant. Arrivé à la caisse, je le jetais sur la banquette arrière. Sa tête heurta la face intérieure de la portière d’en face. Son crane était tellement dur qu’il fendit le plastique. Peu importe. Je passai conducteur et fit crisser les pneus en démarrant. Dans le rétroviseur, je vis quelques-unes de ces vermines de fouille-merde lever le poing tout en hurlant dans ma direction. Je crus même en voir un le téléphone à l’oreille. Je n’avais donc surement plus beaucoup de temps.
Je conduisais à toute pompe sans me soucier le moins du monde du code de la route. Je traversais Montigny, Moulins, puis Ars, comme un cinglé. Je faillis même renverser un babos qui faisait du stop en plein milieu de la route. S’il croyait vraiment que c’est de cette façon que quelqu’un le prendrait… Je ne freinais presque pas avant d’arriver là où je pressentais qu’il serait le plus facile d’accomplir l’objectif que je m’étais fixé. L’étang d’Ancy sur Moselle. Plus personne n’y allait en cette saison. Pas même les villageois les plus fanas de pêche. Je pensais donc y être tout à fait tranquille. Je garais la voiture près de l’endroit où nous avions l’habitude de faire nos feux de camp il y a bien des années. Je sortis ensuite le corps pour l’y déposer sur la plus grande grille de barbecue que j’avais pu trouver. Un grand réceptacle en métal qui récupèrerait les cendres une fois le corps consumé. J’arrosais d’essence le feu de bois déjà prêt à crépiter et y lançais une allumette avec un mouvement de recul. Je le regardais ensuite bruler. Il commençait à disparaître physiquement. Bientôt, il n’aurait plus d’existence que dans nos mémoires. Et en un tas de cendres…
J’entendis alors une détonation bruyante qui me fit bondir. Ce n’est qu’en me retournant que je vis alors que j’avais une véritable armée après moi. Je ne sais pas comment ils m’avaient retrouvé et je ne comptais pas aller leur demander. Tous les flics du coin semblaient s’être donné le mot. Et ils me tiraient dessus ces cons. J’étais l’homme à abattre apparemment. Je remontais vite fait bien fait dans la voiture et mis les gaz. Je n’avais pas réussi mon coup mais au moins les vers ne boufferaient pas la dépouille de mon pote. Tant pis pour la grande barrière de corail. C’était la bite ! Je devais me tirer. Je vis que j’avais un petit avantage sur eux. Ils avaient laissé leurs véhicules à côté du stade situé à environ cinq-cents mètres de l’endroit où je me trouvais. Histoire d’approcher sans bruit. J’en heurtais trois pendant ma fuite. Ou peut-être plus. Je n’arrivais plus à tenir le compte. Toujours est-il qu’ils roulèrent sur toute la carrosserie avant d’aller se fracasser derrière, sur les cailloux et les bouts de verre. Je sortis du coin sans trop d’encombres et pris la direction de Novéant. A tombeau ouvert…
J’allais perdre ma voiture dans un petit chemin de terre non loin d’où vivait Marie puis me dirigeais vers chez elle en espérant qu’elle ne dorme pas déjà. L’adrénaline avait envahie tout mon corps. Je tremblais encore en rentrant dans son bâtiment. Les flics n’avaient surement pas eu le temps de voir la direction que j’avais prise. Et même si c’était le cas, le temps qu’ils retrouvent la caisse, je serais surement déjà barré. Je n’arrêtais pas de me dire qu’il fallait que j’aille récupérer les cendres de Damien, un peu plus tard, si les cognes n’avaient touché à rien. C’était un coup de poker. Est-ce que ça valait vraiment le coup ? Fallait-il que je me tire au plus vite ? J’hésitais… Je décidais de ne plus y penser, au moins pour quelques minutes puis pressais la sonnette.
Elle m’accueillit dans cette nuisette affriolante en satin violette que je lui avais offerte alors que nous étions encore ensemble. Je l’avais choisi car elle découvrait largement ses si jolies jambes qui m’avaient fait damner plus d’une fois. Oh bordel cette paire de jambes…C’était vraiment quelque chose ! Depuis, elle ne la quittait plus. Ou très rarement. Et à chaque fois que je revenais la voir, elle m’accueillait dans cette tenue. Nous étions une sorte de vieux couple vivant leurs vies séparément. Il me semblait qu’elle n’avait pas du tout l’air surprise de me voir. Le coup de la nuisette était surement calculé… Elle me souriait à s’en décrocher la mâchoire mais sans que ça fasse vulgaire ou caissière. Elle ne se forçait pas. Elle rayonnait tout simplement. J’en oubliais presque la raison de ma visite à la regarder complètement subjugué. A chaque fois que je la revoyais, je me disais que j’avais vraiment fait le con avec elle et que je n’aurais jamais dû la laisser filer. A l’époque, je me disais que je l’avais aimé le temps que je pouvais et que ça ne servait à rien de forcer la longueur tant qu’il y avait l’intensité. Elle s’était bonifiée avec le temps. Une incroyable métamorphose. C’était toujours elle mais en beaucoup mieux. Autant physiquement que psychologiquement. Comme la plupart de mes ex en y repensant… A croire que je les choisissais au mauvais moment de leurs vies. A moins que je ne sois pour quelque chose dans leur course vers l’imago. Ah ben voilà! Je l’ai trouvé mon métier: Catalyseur pour chrysalides !
Après le rituel de l’accolade, elle me donne un de ces baisers qui me file direct la trique, me laissant présager les quelques réjouissances qui devraient logiquement suivre, puis me précède dans le salon. Elle me fait asseoir et me propose un verre. J’en ai bien besoin. Elle avait acheté ma marque de whisky préféré en prévision de ma visite. Elle était vraiment bonne à marier. C’était peut-être ça le problème, la raison de ma fuite.
Je l’avais fait cocu avec une amie à elle alors que nous dormions tous les trois dans le même lit après une soirée bien arrosée et fumeuse. Je lui avais avoué par la suite, pensant qu’elle serait dégoutée de moi et me plaquerait. Mais elle n’en avait rien fait. Elle avait dit tellement m’aimer qu’elle était prête à oublier cette histoire. Ca ne rentrait malheureusement pas dans mes plans. J’avais déjà rencontré quelqu’un d’autre. Aussi lui-avais-je raconté une vieille histoire comme quoi je m’en voulais tellement que je ne pouvais plus la regarder dans les yeux. Alors continuer à se voir… Mais bien du temps avait passé et nous étions depuis redevenus amis. Nous nous retrouvions deux à trois fois par mois pour nous faire plaisir mutuellement. Sans sentiments. Sans jamais rien se promettre. Sans complications d’aucune sorte. La seule et unique règle était que lorsqu’une des deux parties s’engageait dans une relation sérieuse, l’autre partie s’engageait à rester dans l’ombre.
Nous nous mimes à discuter de choses et d’autres et tout se passait bien jusqu’à ce qu’elle me demande subitement des nouvelles de Damien. On peut dire que je ne m’y attendais pas à celle-là. Pourquoi est-ce qu’elle me demandait de ses nouvelles. Elle ne l’avait pas vu depuis longtemps. Ça devait au moins faire trois ans. Pourquoi maintenant… ? Elle me monta dessus et commença à m’embrasser dans le cou. Après…je ne rappelle plus.
« A partir de là, je ne sais plus tellement comment ça s’est passé monsieur l’agent.
- Écoute-moi bien p’tit connard ! D’une j’suis brigadier-chef et pas un troufion ! D’deux, j’ai deux corps avec tes empreintes partout dessus ! Et quand je dis partout… J’exagère pas ! La môme, y’en avait vraiment partout de tes traces de doigts! Alors fais pas c’lui qui s’souvient pas !
- Je vous répète que JE NE SAIS VRAIMENT PAS CE QU’IL S’EST PASSE ! Marie m’a servi un verre et après c’est le trou noir…»
Il m’a envoyé de ces patates dans la gueule cet enfoiré de cliché de flic… Le sang perlait sur ma chemise blanche toute neuve. Le pire dans tout ça, c’est que je ne souvenais vraiment pas de ce qui s’était passé. Je me souvenais de tout jusqu’au moment où Marie s’était mise à califourchon sur moi. La dernière image que j’avais en tête c’était cette garce, nuisette remontée jusqu’aux cuisses en train de me désaper. Putain ! J’étais fait ! Et sans savoir pourquoi. Ni surtout comment. Et bim ! Une autre praline dans la tronche ! Une autre ! Et encore une autre ! L’enfoiré s’en donnait à cœur joie.
Deux jours plus tard j’étais dans l’avion pour la Laponie finlandaise. J’avais horriblement mal au crane en atterrissant à l’aéroport de Tampere. Chris était venu me chercher. Pendant le trajet qui me menait de l’aéroport jusqu’à chez lui, j’essayais de me souvenir comment j’étais arrivé là. C’est fou que j’oublie aussi vite tout ce qui peut se passer dans ma vie ! Les événements y sont sans cesse remplacés par une actualité bouillonnante. Je n’ai que des flashes brumeux qui m’empêchent plus qu’ils m’aident à reconstituer le puzzle. J’ai besoin d’aide pour ça mais les gens ne savent qu’embrouiller encore plus. Rien n’est jamais clair. Tout est toujours gris. Quel que soit la façon dont j’étais arrivé là en tout cas, ça me convenait. Ça faisait un bail que je voulais revenir en Finlande. Et là, sans trop savoir comment, j’y étais. A moi les merveilles scandinaves. Les rues d’une propreté exemplaire. Les petites étendues vertes au bord des lacs. Les bars rock n’ roll ouverts à toute heure. L’alcool qui coule à flots. Cette humanité typiquement scandinave. Une hospitalité qui s’apparenterait à de l’inconscience pour n’importe quel français moyen. La cueillette de lakka pour en faire de la confiture. Les promenades malgré le climat qu’il fallait affronter rien que pour voir une aurore boréale ou un renard polaire. Mais putain, ça en valait la peine. La bestiole pouvait tenir jusqu’à moins 60 degrés m’avait expliqué Chris. Du coup, il n’avait que très peu de prédateurs et était du coup très peu craintif. On pouvait l’approcher sans que notre présence ne le dérange ou ne lui fiche les jetons. L’homme n’était pas encore parvenu à amener la peur et la désolation jusqu’ici. Pour l’instant… Je me souviendrais toute ma vie d’une phrase que m’a sorti un jour, mon camarade finlandais, alors que nous étions attablés à la terrasse de son bar préféré. Il disait qu’un jour les américains viendraient leur faire la guerre pour s’approprier leur eau. Il était convaincu que ça arriverait. Dans deux, dix, ou vingt ans. Peu importe. Ils viendraient sans vergogne pomper leurs milliers de lacs, leurs iles, et toute trace d’eau ou de ce qui y ressemble de près ou de loin histoire d’envoyer une dernière estocade à la gueule d’une Europe condamnée, directement à l’intérieur des fions populaires très mal préparés à recevoir la décharge.
Je me réveille dans une sorte cellule capitonnée, du genre de celle où on enferme les fous dans les films. J’avais oublié que j’y étais. Ça me le fait à chaque fois. D’ailleurs, ça fait combien de temps que je suis là ? Les mois, les semaines, les jours, les heures, les minutes, et même les secondes ne s’arrêtent plus jamais de me filer entre les doigts…24/24h. 7j/7. L’heure s’illumine en rougeoyant sur le mur. Elle est continuellement affichée. Le côté positif est que je trouve enfin le temps de lire sans rien ni personne pour me déranger. Pas un être humain ni même un écran excepté l’horloge. Le côté négatif, je n’ai qu’un seul et unique bouquin dans mon dix mètres carrés, le château de Kafka, que je me rappelle en l’ouvrant, avoir lu une bonne vingtaine de fois. Il paraît que mes absences effraient les gens. Plus personne ne me rend visite depuis bien longtemps et le directeur refuse de me procurer d’autres livres sous prétexte que mon état mental ne me le permet plus. Il m’a même envoyé ses sbires un jour pour venir me reprendre le Kafka. Mais j’avais senti venir le coup et j’ai réussi à le planquer dans un endroit qu’il ne soupçonnerait jamais. Alors je le lis, je le relis, je le recommence encore une fois et une fois de plus. Il me reste pourtant encore tant de choses à découvrir, à apprendre, à comprendre. Ce temps perdu, je ne le rattraperais pas. Jamais. Je n’essayerais même pas de le chercher. Il était passé. Voilà tout. Mais quelle horreur ! Dans une vie, tout disparaît progressivement et ce sont seulement que les quelques atomes photographiés au hasard de nos pérégrinations qui nous aident à nous souvenir qu’on oublie. Je n’en conserve aucun de ces atomes. Ici, il n’y a que très peu de matière. Tout est blanc, indéchiffrable. Je vais tout oublier, c’est sur… Time’s up…
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