Ma femme, qui est belle, sportive et intelligente (j'aime bien écrire ça, je crois que ça la fait profondément chier, alors j'en remets une louche), m'écoute souvent raconter mes anecdotes de boulot sans sourciller (ou presque).
Je pense qu'elle commence à s'habituer à sa position sociale de JEUI (J'ai Epousé Une Infirmière).
Le statut de JEUI implique bien plus de devoirs que droits, faut dire.
Et ça, c'est pas facile tous les jours.
Il faut par exemple savoir prêter une oreille compatissante. Souvent.
Que ce soit parce qu'un bonhomme est décédé suite à une overdose d'huîtres un 31 décembre (JEUI en cardiologie), parce qu'une charmante dame a cassé sa pipe après de longs mois d'agonie (JEUI en soins palliatifs) ou parce qu'un patient vient d'en égorger un autre à côté du baby-foot (JEUI en psychiatrie).
Ma femme, elle est JEUI en Centre d'hébergement.
En gros, ça veut dire que je lui rebats les oreilles avec le RMI, la loi DALO, la CMU, le PLI, les JAP et encore tout plein d'autres acronymes très savants qui font concurrence à ceux qu'elle me balance de son côté (DRH, GPC, DGA et autres ONAC).
En plus, quand je lui parle de mon boulot, j'évoque forcément les gars dont je m'occupe (ben oui, sinon de quoi je lui parlerais? Du fessier mou de mon Directeur? Du papier toilette qui n'est jamais assez fourni dans les chiottes du premier étage?)
Et ça, j'imagine bien que ça ne doit pas lui donner une image très reluisante de mes conditions de travail.
Je lui cause d'alcooliques.
Je lui cause de bastons mémorables dans le hall et de coups de couteau imprévus ("Haaa mon Dieu, il saigne! Fais quelque chose, putain, FAIS QUELQUE CHOSE!" "Ben oui mais alors LAISSE-MOI PASSER, bordel!", on ne se goupille pas vraiment aussi bien qu'au Cook County, chez nous...)
Je lui cause d'odeurs, toutes sortes d'odeurs, celles de pieds pas lavés depuis trois ans, celles de fringues portées comme une seconde peau depuis 1981, celles d'oesophages tellement chargés à la bière qu'on pourrait faire un remake du Dragon du Lac de Feu en approchant une allumette (et j'en causais déjà sur ce blog y'a pas si longtemps...quelle radoteuse).
Je lui explique que parfois, quand ils me prennent vraiment pour une conne, j'ai des envies d'éviscération immédiate et brutale, comme avec monsieur B.
Je lui raconte les heures passées chez le Juge d'Application des Peines, à faire le pied de grue en attendant qu'un magistrat se sorte les doigts du cul et veuille bien nous refiler l'ordonnance qu'on est venus chercher ("Vous allez rire...Vot' papier, il l'avait paumé, le Marcel! Mouahaha!")
Je lui parle des négociations sans fin avec le commissariat du coin pour récupérer l'un de nos sans-papiers qui s'est fait serrer dans le métro (en échange d'un sans-papiers, essayez une bouteille de Ricard, des fois ça marche).
Je lui énumère Sida, hépatite, cancer et autres copains de route habituels de nos gentils hébergés ("Madame? C'est marqué ici que j'ai un..heu...HIV. C'est quoi? C'est grave?)".
J'imite les discussions entendues ça et là dans la salle fumeur (et ça donne pas vraiment l'équivalent de la Dictée de Pivot).
Je m'énèrve le soir à table parce qu'un type s'est fait traiter comme du bétail aux urgences, au seul motif qu'il n'a pas de couverture sociale (et sa gangrène, c'est pas du social à couvrir d'urgence, bordel?).
Je lui explique à quoi servent "Les morts de la rue" et combien de nos gars ont fini sur leurs listes.
Je lui apprends les reconduites à la frontière de personnes pourtant titulaires d'un permis de séjour pour soins ("C'est une erreur administrative, madame, sans aucun doute, mais qu voulez-vous que je vous dise? Ce qui est fait est fait.")
Des fois, j'arrive plus à m'arrêter de parler, si j'allume la radio et que j'entends Rama Yade ou Bernard Kouchner, je sors mon révolver, si par malheur TF1 diffuse un reportage sur l'exclusion ("ils n'ont qu'à travailler, bordel, au lieu de venir mendier l'aide de l'Etat") je menace de bousiller la télé, et si en plus de ça j'ai eu une journée de merde, eh ben je suis littéralement invivable.
Alors je me permets de passer un petit message personnel à ma femme (qu'elle est belle, sportive et intelligente) pour lui redire que je l'aime, que c'est pas faute d'essayer de me contrôler, que je sais bien qu'il faut prendre du recul, que je suis une impulsive génétiquement programmée pour réagir comme une grenade dégoupillée manipulée par un parkinsonien, que j'ai le nez dans le guidon cinq jours sur sept et que, par conséquent, je ne lui ferai pas l'affront de prétendre à une quelconque objectivité.
Ouais, ils sont pénibles, nos gars, ils ne sentent pas la rose, ils castagnent plus souvent qu'à leur tour, ils parlent encore plus mal qu'Al Pacino dans Scarface ("fuck, fuck, fuck, fuck") et parfois, on a envie de les envoyer se faire pendre ailleurs, surtout quand ils ne font à priori pas beaucoup d'efforts pour adhérer à nos idées de "réinsertion" (comme disait monsieur B: "Réinsertion, madame l'infirmière, ça rime trop souvent avec piège à cons").
Mais y'a pas si longtemps, avant le chômedu, avant la bibine, avant le surendettement, ils avaient un boulot, une baraque, une famille et même un putain de clébard qu'ils emmenaient poser sa pêche au parc du coin.
Ce qui peut donner matière à réfléchir, quand on y pense.
Ouais...
Ne prenez jamais de chien.