Devenir mère nécessite une bonne gestion du temps. En fait, c'est la perception même du temps qui est modifiée quand on se lance dans la procréation. Quand on n'a pas d'enfants, on perçoit le temps de façon linéaire. Une ligne droite, en 2 dimensions, qui part d'un point A pour se rendre au point B. Jusque là, vous me suivez? C'est quand on décide d'héberger un foetus dans son utérus que la notion de temps change. En effet, il faut, dès lors, se le représenter en 3 dimensions, avec des zones parallèles évoluant simultanément.
Je vous explique.
Prenons la préparation du souper. Sans enfants, c'est simple: prendre les ingrédients dans le frigo, les préparer selon la recette, servir dans une assiette, déguster. Parfois, on peut même y aller d'un: prendre le téléphone, commander, attendre, ouvrir la porte, payer, déguster. Du point A au point B, sans embûches. Par contre, quand on a de petits êtres, adorables certes, mais ayant la fâcheuse habitude de nous interrompre fréquemment, ça se complique. C'est là que le temps se fragmente en 3 dimensions parallèles et simultanées.
Dimension 1: La nourriture.
Pour bien vulgariser le tout sans risquer de vous perdre dans les explications, allons-y pour une recette simple: des pâtes aux légumes sautés et au poulet. On débute. On ouvre la porte du frigo, on y prend des légumes variés, produits localement et biologiques. Rien de trop beau pour nos chérubins. On les dépose sur le comptoir. On sort la planche à découper, on hache, on épluche, on julienne, on émince. On réserve. On retourne au frigo. On y prend le poulet. Sur une autre planche à découper, on transforme la source de protéines en fines lanières. On ouvre le garde-manger, on y prend les pâtes et les assaissonnements pour la sauce. On fait cuire les pâtes selon les instructions de l'emballage, on fait cuire le poulet et les légumes selon les instructions de la recette, on prépare la sauce selon les instructions de la belle-mère. On mélange le tout, on verse dans les assiettes, on déguste.
Dimension 2: Les enfants.
On leur demande d'aller gentiment jouer dans le salon. Comme ils semblent soudainement incapable de trouver un jouet parmi les 2 millions qui règnent en rois et maîtres dans la maison, on les installe sur le tapis de jeux avec les blocs de construction. On intervient, cinq minutes plus tard, pour stopper la guerre des blocs qui fait rage et menace de détruire la télévision. On propose le petit garage avec les automobiles. On intervient, trois minutes plus tard, pour faire taire les cris stridents causés par la présence d'une seule voiture rouge (c'est bien connu, c'est toujours la voiture rouge la préférée). On donne à chacun un livre. On retourne dans la cuisine et on est vite rejoint par deux petits mousses qui ont une envie subite et folle de vider le contenu du tiroir des bavettes et tabliers. On soupire. On zigzague entre les enfants, les tabliers et les chaudrons qui ont, eux aussi, été délogés de leur tiroir. On donne des consignes: «non, pas la poubelle», «éloignez-vous de la cuisinière», «on ne fouille pas dans le garde-manger», «j'ai dit non, pas la poubelle», «oui, on mange bientôt», «lâchez cette foutue poubelle». On respire à fonds, on s'impatiente, on maugrée un peu. On demande à la plus grande de mettre la table, ça va l'occuper. On laisse le petit se déguiser avec les bavettes, on ramassera après. On asseoit tout ce petit monde, on apporte les assiettes, on donne des consignes: «assieds-toi comme il faut», «ne lance pas ta nourriture», «avec ta fourchette», «non, c'est du poulet», «mange tes légumes», «non, ce n'est pas du poisson, c'est du poulet», «finis ton assiette», «non, on ne met pas la nourriture dans son nez».
Dimension 3: La conversation
On propose à notre amie-invitée, préalablement arrivée un peu plus tôt dans l'après-midi, un verre de vin. On sort l'ouvre-bouteille, on extirpe de peine et de misère le bouchon, on verse le précieux liquide dans deux coupes. On tend la première à l'invitée, on remplit à nouveau la deuxième qui vient d'être renversée par la plus grande. On porte un toast. On demande comment se passe les amours. On n'écoute pas la réponse parce qu'il y a une guerre de blocs à gérer dans le salon. On pose la question une deuxième fois. On écoute la réponse. On continue la conversation, mais le son de notre voix est couvert par les cris «nah, c'est MA vo'ture rouge», «DADARABaeuuu». On demande comment va le boulot. On parle du sien. On fait une blague. On rigole. On dit que oui, ça leur arrive souvent de vider les tiroirs pendant qu'on cuisine, c'est une de leurs activités préférées. On retient un juron en se cognant les orteils sur un chaudron. On dit que non, non, on n'a pas besoin d'aide, on est habituée. On insiste sur le fait que notre invitée profite de cette occasion pour se relaxer et déguster un bon vin. Du moins, on suppose qu'il est bon, parce qu'on n'a pas encore eu le temps d'y goûter. On s'attendrit avec l'invitée devant les prouesses de la grande pour mettre la table et du petit qui est couvert de bavettes. On propose de s'asseoir à la table. On demande comment va le boulot. Ah non, on l'a déjà posée, cette question. On demande quoi de neuf. On répond bof, pas grand chose, la routine quoi. On ne pose plus de question, parce qu'il y a le petit dernier qui vient de se mettre un brocoli dans la narine gauche.
Je le répète, ces trois dimensions se déroulent de façon simultanée, c'est là toute la complexité de la gestion du temps une fois lancée dans l'aventure de la maternité. On peut faire le même exercice d'analyse du temps pour différentes tâches. Par exemple, dormir. Dans ce cas, la première dimension consiste à passer par les différents cycles du sommeil, la deuxième dimension comprend les aller-retour fréquents dans les chambres des enfants et la troisième, la préparation mentale pour la journée du lendemain. Cela s'applique aussi pour le lever matinal. Ici, la première dimension concerne les préparatifs des enfants, tels que déjeuner, vêtements, brosse à dents, pipi, habits de neige. La deuxième dimension vise nos propres préparatifs (café, douche, vêtements, déjeuner dans de rares occasions). La troisième dimension, elle, consiste finalement à faire démarrer la voiture malgré le climat hivernal.
Ça s'applique partout. Faites l'essai, vous verrez.