Magazine Journal intime

Le Grand Chef

Publié le 05 mai 2008 par Corcky



L'autre matin, il m'est tombé dessus une mauvaise surprise (tu me diras, c'est pas la première fois).
Je me pointe à neuf heures au Centre de Loisirs où j'abandonne Poupon la Peste tous les matins, avec cette satisfaction du devoir accompli et ce soulagement de mère indigne qui ferait honte même à Eddie Monsoon.
Et là, je tombe sur les dames de service (tu sais, ces femmes que personne ne remarque et dont la plupart des parents ne connaissent pas le prénom, même à la fin de l'année) assises sur un petit muret en pierre, en train de griller une clope.
Emmanuelle, Jocelyne et Brigitte.
Jocelyne, c'est la préférée de ma gosse, because elle a deux chats et comme elle habite dans l'école, les félins sont vachement accessibles, alors les séances de torture animalière sont fréquentes et particulièrement pénibles (t'as déjà vu un chat siamois avec des barettes et des chouchoux sur la queue? Et un persan avec des couettes?)
- Ben...Qu'est-ce que vous faites là?
- Ben...j'amène ma fille.
- Ben...z'êtes pas au courant?
- Ben...à vrai dire, non.
- Ben...c'est fermé, aujourd'hui, on a regroupé les mômes à l'école Machin.
- Ben...je savais pas...
- Ben...c'est bien bête, parce qu'à pied, vous en avez pour vingt bonnes minutes, et qu'après neuf heures ils prennent plus...
- Ben...putain de bordel de merde.
Et me voilà plantée comme un navet, la gamine et son ours puant au bout du bras, le sac à dos plein de jouets à la main, la trotteuse de ma montre me rappelant que je dois être au boulot dans trois minutes.
Misère de misère, me dis-je, que faire?
- Choupi, j'ai une idée qu'elle est d'enfer, dis donc! Tu sais quoi? Tu vas venir au travail avec maman!
Choupi, elle s'en tamponne le coquillard, vu qu'elle vient de repérer un escargot rescapé de la dernière averse qui se fraye péniblement un chemin à travers les brins d'herbe de la cour en laissant une immonde traînée de morve gluante dans son sillage.
- Rhôôôô, t'as vu? Mon ami l'escargot! Attends, je vais l'aider à traverser jusqu'au jardin!
- Mais cours pas, putain, cours pas, fais gaffe, tu vas...
CRAAAC.
- Maman? Je crois que l'escargot est malade...
Maman est légèrement stressée, maman est à la bourre, maman n'en a rien à foutre, de la purée de mollusque que sa Godzilla de fille contemple tristement, pourquoi il a fallu que ma gosse soit précoce au niveau du langage et du quotient intellectuel et qu'elle soit à ce point retardée sur le plan sportif, bordel!
- Maman, je crois que mon ami l'escargot, il est un peu mort...
Bien vu, Sherlock, bien vu, il a reçu l'équivalent de quarante immeubles de six étages sur la gueule, donc forcément, oui, il est un peu mort, c'est mathématique.
Mais je sens poindre les larmes, là, et ça m'arrange pas, pas du tout, même, parce que comme je te l'ai déjà dit, je suis stressée, je suis à la bourre, et j'angoisse déjà à l'idée de plonger ma gamine dans les eaux troubles et nauséabondes du Foyer où je bosse, avec tous ces paumés qui fument leurs clopes et cuvent leur gros rouge...
- Oh! Regarde, Choupi, une coccinelle!
(Je te donne ce truc, parce que je suis d'humeur magnanime: quand un gamin est sur le point de te faire une crise, une seule solution: la di-ver-sion. Et ça marche aussi quand le gamin commence à te poser des questions chiantes sur comment on fait les bébés et que t'as pas envie de t'étendre sur les abeilles et les fleurs).
- Où ça? Où ça?
- Là, sur la p'tite feuille.
- Ahhh ouiiii, ayé, je la vois!
- Elle est jolie, hein? Allez, on y va, maintenant.
- Attends, ze vais l'attraper!
- NAN! Tu l'attrapes pas, bordel! Heu...elle a besoin d'être libre, tu vois, elle serait malheureuse si tu l'enfermes dans tes mains (surtout qu'elle ferait pas long feu, douée comme t'es, tu m'en ferais une putain de galette rouge et noire)...
- Ah bon?
- Ben oui, faut pas capturer les animaux sauvages, faut les laisser en liberté.
Et c'est la championne de l'épinglage de papillons, la terreur des sauterelles, la reine de l'asséchage mortifère de gastéropode qui te le dit.
Nous voilà donc parties par les petites rues ensoleillées et parfumées au lilas (je te plante le décor, façon bucolique et printanière, histoire de t'aider à te représenter ces quelques centaines de mètres parcourus entre l'école, haut lieu du savoir et de la culture, et mon lieu de travail, haut lieu du bavoir et de la biture).
Arrivées au boulot, étonnement du nouveau p'tit mec qui nous sert d'agent d'accueil.
- Wahhhh, c'est ton fils?
- Non, c'est ma fille (et je brûle d'ajouter "tête de pine", mais je me retiens)
- Ah pardon, on dirait un p'tit garçon...elle est trop mignonne!
- C'est ça, c'est ça.
Premier étage.
Le poulailler.
Oui, parce que dans le social, la majorité des travailleurs  sont des travailleuses (sociales). Et dans la famille des travailleuses sociales, tu peux piocher les trentenaires façon Bridget Jones, les alcooliques, les dépressives, les dévouées jusqu'à la mort, les recalées de fac de psycho, les épouses modèles, les mères de famille neurasthéniques...et quelle que soit la catégorie, ça ne change rien, le bruit de fond reste le même, à fortiori quand tu ramènes un lardon à couettes dans le sérail: ça glousse.
- Ohhhhh mais qu'elle est mimi!
- Houuuuu, mais qu'elle est jolie!
- Boooonjouuuuur, toi!
- Gouzi, gouzi, ouh ouh, bip bip!
Évidemment, l'autre pomme, ravie de l'accueil et de se retrouver au centre de l'attention, elle en rajoute une couche, elle se pavane, elle montre ses p'tites dents plantées au milieu de son sourire à 100 000 volts, elle remue du popotin autant qu'elle peut, et ça glousse de plus belle, maintenant j'ai l'impression d'être encerclée par un troupeau de dindes hystériques.

- Bon. Mesdames, excusez-nous, hein, pardon...voilà...pardon...on voudrait passer...pardon...PARDON, BORDEL!

Le couloir qui mène à l'infirmerie est sacrément long, long comme un jour sans pain, long comme un quinquennat sarkozyen ou comme une séance chez le dentiste. Et tu ne peux pas éviter le bureau de Big Boss.
Dont la porte est toujours ouverte.
- Salut, chef...
Rapide coup d'oeil avant de se replonger dans sa paperasse.
- B'jour.
Sursaut. Il relève brusquement la tête. Crispation de la mâchoire.
- Qu'est-ce que c'est que ça?
- Ben, une petite fille.
- Prenez-moi pour un con, aussi.
- J'me permettrais pas, vous me connaissez...
- Qu'est-ce qu'elle fait là, votre gamine?
- Pas de garderie. Soit je la garde avec moi, soit je prends ma journée.
- ...
- Ne me regardez pas comme ça. Je m'en serais bien passée aussi.
- (grommelle grommelle grommelle)
Et c'est là que la môme nous prend tous les deux par surprise.
Elle me lâche la main et entre dans le bureau comme si elle y était chez elle, tranquille comme Baptiste.
Elle file droit vers mon chef de service.
Lui fait son plus beau sourire.
Contourne le bureau Ikéa et se jette à son cou.
- Bonjour, le Chef!
- Greuh?
- Ze te fais un bisou.
- ...
- Il est zoli, ton ordinateur.
- (grommelle grommelle grommelle)
Elle descend de ses genoux, sur lesquels elle était perchée (plus facile pour atteindre la joue glabre et rebondie du monsieur) et repart en trottinant vers moi.
Big Boss l'interpelle:
- Hep, toi!
- Vouiiiiii?
- Viens un peu par ici.
Et comme ma fille est quand même vachement chouette, elle retourne sur ses pas sans hésiter une seconde, se plante face à lui, et elle attend.
Le gros bonhomme se penche en avant et lui claque un bécot sonore et, finalement, tout joli.
- Moi aussi, j'avais envie de te faire un bisou.
Pince-moi, je rêve, parce que c'est un embryon de sourire, que je vois se dessiner sur sa face lunaire d'administrateur en costard-cravate.
Voilà.
Paul Valery a écrit: Un chef est un homme qui a besoin des autres.
C'est pas faux.





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