Nounou en formation, parents au travail, grands-parents éloignés, Anaïs, la fillette de 18 mois de mes voisins Juliette et Mathieu, n’avait d’autre recours, hier, que de passer la journée en ma compagnie. Elle n’avait que quelques jours lorsque nous fumes présentés. Nous nous voyons régulièrement depuis et c’est à chaque fois une fête d’aller "en vacances " chez Papet. César, le matou qui s’est installé dans mes meubles, la voit toujours arriver d’un mauvais œil. Il bougonne alors dans ses moustaches et se réfugie dans mon bureau. La jeune demoiselle, quant à elle, explore chaque recoin de la maison pour le cas où quelque nouveauté serait intervenue pendant son absence. Mes disques l’ont toujours fascinée. Je gage même que ce fut pour elle une puissante motivation pour se déplacer à quatre pattes. Robert Schumann a d’abord eu sa préférence ainsi que Sibelius, Tchaïkovski et Vivaldi. Lorsqu’elle aborda la station debout comme tout hominidé qui se respecte, elle découvrit Mozart, bien sûr, puis Liszt et Fauré. Elle n’a pu encore atteindre Beethoven et Bach. Ils siègent trop haut dans le firmament des composteurs. Elle n’en a pas moins tenté hier matin une première approche avec un tabouret de la cuisine. Le bruit m’ayant alerté, je stoppai net sa progression. Mais afin de ne pas provoquer chez elle une trop douloureuse frustration, je glissai les concertos brandebourgeois dans le lecteur. Sa déception fut vite tempérée par les premières mesures qui entraînèrent de charmants tortillons de son popotin. Mon éclat de rire mit définitivement fin à son désappointement. Oubliant ses premiers objectifs, elle reprit sans attendre son expédition. La pyramide des livres qui attentent patiemment d’être lus était à sa portée. Michel Onfray n’avait déjà plus de secrets pour elle depuis qu’elle avait joyeusement commencé, il y a quelques semaines, à déchiqueter "Le magnétisme des solstices", le tome 5 de son journal d’un hédoniste. Je lui aurais volontiers abandonné la "Configuration du paysage" de Michel Houellebecq à la place mais sa mère est arrivée à temps pour le sauver. Notre donzelle s’est jetée, hier, avec un appétit de néophyte, sur "L’éclaircie" de Philippe Sollers. Il me fallut intervenir. Je ne pouvais décemment la laisser en compagnie de Lucie. Nous décidâmes d’un commun accord de remettre à plus tard le décryptage des émerveillements de l’auteur des "Portraits de femmes". Nous nous plongeâmes dans une histoire de fées et de lutins. Mais les aventures de Mélusine n’offrirent hier que trop peu d’attraits pour retenir son attention longtemps. Elle reporta bientôt ses intérêts vers d’autres horizons. Elle aurait volontiers établi l’inventaire des placards de la cuisine si je n’avais rechigné. Hormis les deux belles heures d’une sieste forte utile à chacun, le reste de la journée se déroula à l’image de la matinée : une course poursuite où le vainqueur ne fut pas toujours celui qu’on croit. On dit que la curiosité est une qualité. Si le proverbe se vérifie, l’avenir est manifestement ouvert à ma jeune amie. La jeunesse est intrépide et conquérante, disait Euripide. Francis Poulenc aurait ajouté qu’elle doit être féroce, partiale et impitoyable. La jeune Anaïs est en bon chemin et rien ne dit qu’avec elle, le monde tournera beaucoup plus mal qu’aujourd’hui.