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Le balai surréaliste

Publié le 18 novembre 2013 par Rolandbosquet
balai

   Nous vivons une époque surréaliste. Au cours de l’année 1914, Marcel Duchamp se rend au Bazar de l’Hôtel de Ville de Paris. Il y fait l’acquisition d’un porte-bouteille de fer galvanisé de soixante quatre centimètres de hauteur et quarante deux centimètres de diamètre. Rien de plus ordinaire pour un porte-bouteille ordinaire. Quelques semaines plus tard, il le remonte de sa cave et le présente à ses amis comme son dernier chef-d’œuvre artistique. Sait-il alors qu’il révolutionne le vingtième siècle ? Un grand débat va dorénavant agiter le petit monde de la culture. L’objet existe-t-il en dehors de sa fonction ? Les objets auraient-ils donc une âme ? Le sexe des anges avait, pendant de nombreux siècles, mobilisé les intelligences. C’est alors autour du sexe du brûleur de fourneau au gaz que s’échauffent  les esprits. (Vénus du gaz, Pablo Picasso, 1945)  Nous vivons aujourd’hui encore sous le règne du surréalisme auquel Marcel Duchamp a ouvert les portes. Le Centre Pompidou expose en ce moment une série d’œuvres qui relèvent de ce tour de pensée. Man Ray, Giacometti, Picasso, Dali, Calder et quelques autres de leurs camarades accompagnent le créateur. On y voit nombres d’objets plus ou moins hétéroclites arrachés à leur cadre commun. Triturés parfois, torturés souvent,  leur mission est d’entraîner le chaland dans un autre univers. Il serait facile de désigner d’emblée celui du rêve. Ce serait s’exonérer bien commodément d’une véritable réflexion. Ces objets, en réalité, font partie de notre quotidien. Quel chineur un peu adroit de ses mains n’a jamais fabriqué un pied de lampe à partir d’une humble godasse de travailleur de chantier dénichée dans quelque brocante de quartier ? Cette bassine à confiture toute bosselée au vert de gris terne et déprimant devient ici un magnifique cache-pot pour luxuriants rois du balcon. Cette noble porte sculptée et travaillée, rescapée de quelque château de province en ruine, ouvre là sur une armoire de linge de table du Pays Basque. Ce joug de bois d’orme racheté à vil prix à un vieux paysans qui s’apprêtait à le jeter dans le brasier du grand feu de la St-Jean devient un ravissant plafonnier. Le détournement d’objets se pratique tous les jours, dans tous les milieux de la société et en toute impunité. Peut-être les objets n’ont-ils pas une âme mais ils ont souvent une seconde vie. Le détournement deviendrait-il un art à lui tout seul ? C’est incontestablement un art de vivre. Qui n’a jamais mis un bonnet sur sa tête pour se protéger du froid ? Quelle mamie attentionnée n’a pas tricoté un jour un adorable bonnet de laine pour son petit-fils ? Bleu pour les garçons, rose pour les filles. Et voila que la contestation des rues s’empare de l’objet et le détourne de sa destination première. S’il protège toujours les crânes chenus et les oreilles empourprées par la froidure et le crachin, qu’il soit rouge, jaune ou bleu, il devient un emblème, un panache. Et jusqu’à quel point la parole qu’il suscite n’est pas à son tour détournée ? L’inventaire de ces détournements serait long à établir. Mais à quoi bon si les conclusions sont elles aussi déformées, contournées, faussées, dévoyées ?  A moins que les innombrables balais usagés qui dorment dans les recoins sombres des caves ne remontent à la surface comme le porte-bouteille de Marcel Duchamp et  ne servent alors à quelque formidable coup de balai qui n’aurait, cette fois, rien de surréaliste. Et peut-être, ce jour là, le monde tournera-t-il un peu moins de travers.


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