Jean-Michel, le cantonnier de la commune, arrête son engin dans l’entrée de mon courtil, éteint le moteur et descend. M’apercevant sur la terrasse, il me fait un signe de la main, comme on fait naturellement à la campagne. Je le rejoins. « Un café ? » « C’est pas d’refus, répond-il en sortant de la poche de sa veste de grosse toile bleue son paquet de tabac gris et son papier à cigarette. J’en ai plus que marre de tournicoter toute la journée à couper les fougères sur le bord des chemins ! » Et voilà ce qu’on entend régulièrement à la télévision et en une des journaux. J’en ai marre ! Les bonnets rouges, les casquettes vertes, les agriculteurs en tracteur, les chauffeurs routiers en camion, les artisans sortis de leur atelier, les contribuables qui viennent de recevoir leurs avis d’imposition et ceux qui n’en reçoivent pas et se plaignent de ne pas "toucher" assez. J’en ai marre ! Les relais institutionnels semblent bien éloignés de ces préoccupations et la grogne monte d’autant plus fort, dispersée, hétéroclite et corporatiste. Les autres paraissent toujours plus favorisés que soi. Les riches à qui il faut faire rendre gorge, les fonctionnaires qui ne connaissent pas le chômage, les supermarchés qui s’enrichissent sur le dos des consommateurs, les immigrés qui mangent le pain des français, les étrangers qui prennent le travail des sans emplois. En un mot les profiteurs, les exploiteurs, les accapareurs, les spéculateurs. Qui, eux aussi, en ont marre de l’administration tatillonne, des impôts, des charges, des taxes, des redevances, des contributions exceptionnelles qui durent indéfiniment. J’en ai marre. Il paraîtrait même que les réseaux sociaux et les blogues sont devenus des caisses de résonnance infinies. Comme un écho qui passerait de vallée en vallée et de ville en ville à la vitesse de la lumière. Insaisissable et illimité. J’en ai marre ! Mais nul ne voit un soupçon de début d’approche de solution dans ce capharnaüm. Peut-être, quelque part, dans quelque contrée lointaine, dans quelque bureau secret, quelque cabinet inconnu, des sages se sont-ils réunis pour réfléchir à la situation. Mais même s’ils parlaient, nul n’entendrait leurs voix dans le tohubohu ambiant. Alors j’ai décidé de cesser de bougonner et de devenir, comme ils disent, une force de proposition. J’ai décidé de "positiver". Plutôt que de répéter à l’envi, "j’en ai marre", de dire ce que je crois qu’il faudrait faire. On pourrait, par exemple, supprimer les "35heures" pour tous les retraités. Ils auraient ainsi plus de temps libre pour "donner un coup d’main" aux associations caritatives, garder les enfants en bas âge lorsqu’il n’existe pas de crèche à proximité car il n’y en a pas partout, bêcher un jardin solidaire et donner les légumes aux plus démunis, aller acheter le pain et le journal aux personnes âgées handicapées et peut-être même de leur tenir compagnie le temps de boire un café, donner des cours participatifs aux immigrés pour leur apprendre la langue française et inculquer un peu d’orthographe aux lycéens, lire des contes aux enfants des l’écoles primaires, tenir bénévolement la bibliothèque du quartier et, s’il n’en existe pas encore car il n’y en a pas partout, en créer une avec les vieux livres qu’on ne relit jamais. Et, quand ils seront fatigués de tant d’agitation, qu’il leur reste encore du temps pour ne rien faire et écouter de la musique. Bien sûr, je sais bien que tout cela se pratique déjà ici ou là. Mais pourquoi s’en contenter et ne pas le pratiquer ailleurs également ? Mais je ne me fais pas d’illusions. Quelle voix autorisée oserait proposer un tel projet ? Quel candidat à sa réélection se risquerait à lancer un tel programme ? Mais comme le chantait Homère à l’ombre du figuier, l’avenir est assis sur le genou des dieux. Si le monde l’invoquait assez fort, peut-être en descendrait-il pour aider le présent à tourner moins mal.