
Buller. Voilà un mot qui pénètre de plain-pied dans la normalitude du café du commerce. Mais qui resterait sur le parvis s’il lui prenait l’envie d’entrer au 23 quai de Conty. Il mérite pourtant largement sa place dans l’univers de la littérature. L’académicien Jean-Christophe Ruffin, qui s’est imposé un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle avant d’écrire son "Immortelle randonnée", en sait quelque chose. Ses doigts de pied ont "bullé" dès les premiers kilomètres parcourus grâce à des chaussures mal adaptées à la marche. Par des soins attentifs et répétés tels que l’aération vespérale, les bains au chlorure de sodium et, surtout, les brodequins adéquats, il est malgré tout parvenu à éradiquer les cloques qui s’étaient immiscées sous ses orteils. Le soulagement qui s’en suivit le conduisit tout naturellement vers la béatitude, ce bienheureux ravissement qui transporte le pèlerin à mesure qu’il approche du lieu saint. Mais si ses pieds n’avaient pas "bullé", son récit aurait-il transpiré de tant d’humanité ? Et, partant, aurait-il connu un tel succès en librairie ? Jean-Christophe Ruffin donne là une belle leçon de courage aux apprentis écrivains. Bullez, bullez, il en sortira toujours quelque chose ! Édouard Manet le savait bien, lui qui avait initié son filleul Léon koelin-Leenhoff au jeu des bulles de savon. Il avait même immortalisé la scène dans un tableau devenu fort célèbre depuis. Dix années plus tard, Sophie et Paul, les jeunes personnages de madame la comtesse de Ségur dans son livre "Les malheurs de Sophie", ont-ils eux aussi bullé ? Ils auraient pu, en toute innocence, s’adonner à cette pratique. Même si quelque catastrophe devait en découler comme d’habitude avec la jeune demoiselle. Monsieur Dutilleul, l’aimable employé de troisième classe au Ministère de l’Enregistrement de Marcel Aymé, avait, lui, une appétence toute particulière pour le coincement de bulle. Selon certaines mauvaises langues, il s’agirait d’ailleurs plus d’un état que d’une action. Et ce serait précisément ce manque même d’action qui aurait irrité son supérieur hiérarchique. Déclenchant ainsi une série de mésaventures ahurissantes sinon rocambolesques qui s’achèveront fort tristement comme on le sait. Buller peut en effet se révéler périlleux. Les psychologues ne parlent-ils pas de transgression au sujet de ces individus qui s’abandonnent ainsi à ces frivoles jeux d’enfants ou qui narguent joyeusement toute compétitivité responsable ? En réalité, il semble que seul l’académicien Jean-Christophe Ruffin ait vraiment bullé. Mais l’affaire n’est pas si anodine. La création littéraire n’est souvent qu’un reflet magnifié de la vie. Ce Passe-Muraille de la rue Norvins à Montmartre pourrait-il être la métaphore du parfait fonctionnaire ? Non, bien sûr. C’est ce que l’on appelle une idée reçue. Les fonctionnaires travaillent. On en a tous vu au moins un sinon même deux à l’ouvrage. Il ne faut jamais généraliser. Par contre, l’Avent nous conduit tous, à petits pas, certes, mais avec conviction, vers les inévitables futilités festives de fin d’année. Un véritable festival de bulles de champagne illuminera bientôt les festins de foie gras, dindes farcies et autres caviars de Gironde. Là où les rituels seront respectés, bien entendu. Car, il va de soi que le monde ne joue pas d’équité dans ces agapes. Mais il tourne. Légèrement de guingois, bien sûr. Mais il tourne. Comme les bulles qui montent le long du verre et éclatent à la surface.
