Je résiste rarement à une invitation à un vernissage d’exposition. Cette vilaine habitude remonte au temps de mes études lorsque j’écumais les manifestations de ce genre pour la diversité des petits fours et un modeste emploi de pigiste dans un journal qui n’existe plus depuis longtemps. Je me transportai donc, comme on dit dans les attendus de justice, jusqu’à la Halle, une salle de la ville voisine qui avait été autrefois un vaste grenier à grain. Les cimaises accrochées aux vénérables poutres datant de Moyen-âge accueillent quelques nus féminins particulièrement lascifs d’un petit maître parisien au style publicitaire. Lorsque je pénètre dans l’antre de la culture, ce dernier pérore d’ailleurs avec brio au milieu d’un parterre de pécores qui l’abreuvent de ho et de ha faussement scandalisés. Des visiteurs de passage, sans aucun doute, car je repère très vite le collège des habitués réunis en colloque derrière l’énorme pilier de pierre qui soutient la bâtisse. Je les rejoins. Passées les salutations d’usage, les conversations reprennent grand train. Tu sais que Michel, le fils de Charlotte, est nommé à Bordeaux ! Tu te trompes. C’est le fils de sa sœur Gabrielle. À propos, tu savais qu’Antoine est bien malade ? Oui, je l’ai appris par la tante de ma femme qui l’a entendu dire chez sa coiffeuse par l’épouse du proviseur qui en parlait avec la mère de la libraire. Il a quel âge ? C’est comme Henri. Quel Henri ? Le père de Nicolas qui travaille à la mairie. Figures-toi que… J’ai l’impression de voir défiler devant ce tribunal improvisé toute la population de la ville. À moins qu’il ne s’agisse d’un nouvel inventaire à la Prévert où le quincailler se retrouverait rangé sur la même étagère que le vétérinaire, le boulanger à côté du cordonnier, la retoucheuse avec le garçon coiffeur et le fils du premier adjoint avec la fille de l’agent des Assurances Générales. Ou bien un exercice de traçabilité dont l’objectif serait d’identifier les habitants sans coup férir et en moins de temps qu’il n’en faut à un canard pour se casser trois pattes. Qui est le fils d’un tel, la mère de celui-ci, le père de celui-là, bien que ce ne soit parfois hasardeux. Mais ce registre d’état civil, qui présente l’avantage d’être bien moins rébarbatif que celui de la mairie, n’est en réalité réservé qu’aux autochtones. Eux seuls sont capables de détricoter l’inextricable enchevêtrement des familles. Que vous arriviez de l’autre bout du Pays ou du village voisin, vous ne pouvez suivre le moindre fil de ces conversations. Non seulement les interlocuteurs évoquent des hommes et des femmes dont vous ignoriez jusqu’ici l’existence mais ils se parlent à demi-mot. Non pas parce qu’ils voudraient vous chasser de leur cercle, si tant est que vous y soyez un jour entré, mais parce qu’ils n’ont pas besoin de tout exprimer pour se comprendre. En un mot, ils forment une communauté. On vous y accepte ; on vous y reçoit même, mais à la marge, à la périphérie. Vous n’êtes pas d’ici, vous, vous ne pouvez pas comprendre. Combien de fois ai-je entendu ce couperet tomber net sur mes demandes d’explications ! En fait, je suis persuadé qu’il est plus facile de monter une intrigue policière complexe digne d’un Henning Mankell que de démêler l’écheveau de ces liens infinis. Le citadin, évidemment, sourit avec dédain de ces habitudes campagnardes. Isolé dans sa boite de 80m2 encastrée dans un immeuble anonyme coincé entre deux immeubles sans caractère dans une rue sans nom, il ne risque guère de telles intrusions dans sa banale petite vie privée. Ces deux mondes cohabitent encore. Mais pour combien de temps ? Les experts sont formels. L’un des deux se meurt, aujourd’hui, au milieu de sa verdure.