Comme chaque semaine ou presque, je vais porter à mon amie Marthe Dumas, du Mas du Goth, sa ration de magazines. Je constate que sa basse-cour, qui avait été récemment visitée par un renard, a retrouvé ses quatre poules noires. « C’est la Marguerite, de la Betoulle, me dit-elle. Mais finissez donc d’entrer. » Je vois que son antique cuisinière à bois encastrée dans la cheminée depuis des lustres a disparu. Une belle flambée la remplace. « C’est Fernand, du Camp-ferré, souligne-t-elle. Il en a installé une plus moderne dans la buanderie. » Un ouragan a en effet bousculé la désordonnance habituelle de la pièce. Un plaid aux couleurs vives recouvre à présent son vieux fauteuil en rotin avancé devant la cheminée. « C’est la bru de Jean-Jean, précise-t-elle. Elle vient souvent me voir. » La table de formica qui supportait le plus souvent un capharnaüm indescriptible est remplacée par une autre en hêtre massif ornée d’un bouquet de fleurs d’hortensia séchées. « C’est la femme de l’adjoint au maire, s’excuse-t-elle. Elle aime bien le changement. » En fait, la moitié du village sinon de la vallée défile régulièrement chez Marthe. On vient la voir sous le prétexte de lui apporter le journal, une cagette d’oignons, un panier de cèpes, une bourriche de châtaignes. Et on parle des enfants, du mari, des parents, des voisins. Elle a le don de savoir parler peu et d’écouter beaucoup. Elle sait ainsi les maisons où l’on rit et celles où l’on pleure. Les maladies des uns, les turpitudes des autres, les bonheurs ici, les espérances là, les désillusions, les regrets, les soupirs, les nostalgies. Marthe n’a pas besoin d’internet et autres réseaux sociaux pour être reliée au monde. Pour elle, la vie du bourg comme des villages alentours est déjà transparente. Cette fameuse transparence où la curiosité n’est jamais bien loin car il fait parfois bon rencontrer plus mal que soi, plus pauvre, plus "à plaindre" ! Mais qui voit est aussi vu, bien sûr. Et le regard des autres peut aussi représenter un poids lourd à porter. À la campagne, en effet, il y a toujours quelqu’un quelque part. Vous promenez-vous dans les bois qu’un ramasseur de champignons, corbeille au bras, vous remarque au détour d’un buisson. Tapi dans l’ombre des fayards, vous attendez, fébrile, l’arrivée discrète de la jolie femme du boulanger. Et c’est la mère du boucher à la recherche de racines de bardane pour soigner l’acné de son petit-fils qui apparaît. Blottie dans l’abri de pierres sèches en lisière de forêt, vous guettez la venue du jeune ouvrier de la ferme voisine. Et c’est le vieux père Dufour qui y accourt à petits pas pressés pour s’y abriter de la pluie qui menace. À la campagne, il y a toujours quelqu’un quelque part. Les jeunes rêvent parfois de secouer ce joug insupportable. Ah les joies de l’anonymat au cœur de la ville ! Mais l’indifférence peut bientôt devenir aussi lourde que la promiscuité. Le génie de l’homme moderne étant sans limites, il a inventé le téléphone, puis internet, puis les réseaux sociaux pour recréer du lien. Vous y parlez de vous. De vos peurs, de vos joies, de vos soucis, de vos espérances. En toute liberté bien sûr et en toute transparence. À la différence que vous n’avez plus Marthe devant vous qui vous propose une seconde tasse de tisane, à qui vous allez chercher une bûche au tas de bois pour alimenter sa cheminée et qui vous glisse un sourire entre deux confidences. Vous n’avez qu’un écran un peu froid, même si, parfois, il ressemble au rideau qui s’écarte à la fenêtre de la maison d’en face. Il vous permet malgré tout de lointaines conversations que vous n’auriez jamais connues et qui peuvent se révéler riches et amicales. « Vous mangerez bien avec nous, m’invite Marthe à l’arrivée de Joseph, son homme de main comme elle dit. La Paulette, du Breuil, m’a apporté une pintade. » Il est ainsi des moments où le monde, tout compte fait, tourne un peu moins de guingois.
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