C'était il y a cinq semaines, cinq mois, cinq ans. Je ne sais plus.
J'étais entré dans cette maison de retraite un peu trop tôt pour les visites mais personne ne m'en avait fait la remarque. La chambre peinte dans un blanc immaculée était vide. Un lit médicalisé, un fauteuil beige, une petite table en formica meublait cette pièce impersonnelle. On entendait par la porte entrouverte, dans le couloir attenant, le tumulte de conversations parfois ponctuées de cris, de gémissements sans réelles significations si ce n'était la manifestation poignante d'une souffrance physique ou mentale.
Dans son petit bureau qui faisait office de laboratoire, une des infirmières m'annonça qu'Elle se trouvait dans la salle du bas pour profiter d'une animation sur les chansons d'autrefois. Lorsque que j'entrai dans cette grande salle, un trentaine de petites vieilles, certaines sur des fauteuils roulants, d'autres sur des chaises de réfectoires faisaient cercle autour d'une femme d'une quarantaine d'années au chignon austère et habillée strictement.L'animatrice chantait sur un air datant de 1925 le célèbre titre des roses blanches de Berthe Silva...
Étrangement, aucun homme n'était présent.L'assemblée reprenait en cœur cette mélopée sans entrain, presque machinalement. Le chœur de ces femmes âgées tremblotait. Certaines avait le visage crispé, d'autres regardaient ailleurs comme si cette chanson leur rappelait les moments de leurs premiers émois qu'elles embellissaient forcément. Une pleurait, une autre atteinte de tics qui déformaient sa bouche semblait perdre ses esprits.
Une atmosphère tragique envahit les visiteurs qui guettaient avec mélancolie et espoir le moindre signe sur le visage de celle qu'ils étaient venus visiter. Elle m'aperçut et me fit un vague sourire triste. Je savais qu'Elle détestait ces animations collectives parce que comme moi, Elle aimait la solitude.Ce spectacle inhabituel étreint ma poitrine. Égoïstement, je sentis ma gorge se serrer et une sensation indéfinissable de peur s'insinua en moi. Je me vis soudainement à Sa place, semi grabataire, chanter avec des petits vieux aigris et gâteux -peut-être même le serais-je davantage qu'eux- un "que je t'aime" de Johnny Halliday. Ce destin me révulsait par avance.À ce moment je rêvai, que dis-je, j'implorai de mourir vite et brutalement !Des larmes que je tentai désespérément de cacher en les essuyant subrepticement d'un revers de main coulèrent de mes yeux.Oui. Pourquoi le cacher ? Je pleurai sur moi, sur mes proches, mes amis. Cet avenir effrayant qui s'annonçait, cette déchéance physique, cette perte de nos facultés intellectuelles, la brumeuse évanescence de notre mémoire, cette inconscience d'être m'a fait plus peur qu'un bataillon de mygales grimpant le long de mes jambes.Parce que la politique politicienne n'est pas tout dans une existence, je vous raconterai dans deux jours la suite de ce voyage au cœur de cette détresse qui aveugle et désespère le témoin extérieur mais se vit avec indifférence et résignation par celles et ceux qui en sont les acteurs.
J'espère simplement que ce billet ne plombera pas trop votre moral..