Il est de ces faits divers qui vous glacent le sang, vous horrifient et en même temps vous fascinent, pour venir vous hanter jusqu’au plus profond de vous-même. L’affaire Jack l’Eventreur est certainement celui qui a suscité le plus de curiosité et d’effroi chez moi. Alors que cette série de meurtres perpétrés dans le Londres miséreux de 1888 a généré tant de rumeurs, j’éprouvais, depuis plusieurs années le besoin urgent de trouver une enquête sérieuse sur le sujet, loin des récits fantasmés qui peuplent le cinéma et la littérature.
Cette enquête, je l’ai trouvée dans l’excellent roman de Michel Moatti, Retour à Whitechapel, fruit d’un travail scientifique, sociologique et historique minutieux qui se lit avec frénésie et émotion.
De l’ignominie au nihilisme Dans sa préface à Retour à Whitechapel, Stéphane Durand-Souffland, chroniqueur judiciaire au Figaro, écrit :
Il y a alors quelque chose de pourri dans l'Empire britannique, et le tueur en série est le nettoyeur fou de sa capitale, comme s'il s'était assigné à lui-même une mission, s'attaquant à des filles de rien pour les précipiter dans le néant. (page 12)
J’ai mis quelque temps à vraiment comprendre cette allusion au nihilisme de Jack l'Eventreur et ne l’ai réellement saisie qu’à la lecture de la description de la scène de crime de Mary Jane Kelly, sa dernière victime. Car ce qu’a subi cette pauvre femme est bien plus que de la barbarie, c’est l’anéantissement même de sa qualité d’être humain, c’est la réduction de tout son être à une bouillie de chair et d’os qui ne font plus d’elle une femme.
Cette scène de crime, sa description et ses photos reproduites dans le journal d’enquête de l’auteur m’ont horriblement choquées et m’ont hantée plusieurs jours après avoir terminé ma lecture. De manière plus intime, elles ont provoqué chez moi une prise de conscience en tant que lectrice : l’amatrice de thrillers que je suis avait tendance à oublier que ces scènes pouvaient exister dans la réalité. On peut se divertir de contempler le meurtre (il faut bien se l’avouer), mais jamais, jamais on ne s’habitue à sa violence. Me retrouver face à la photo de cette pauvre Mary Jane Kelly au corps tout bonnement déchiqueté m’a rappelé l’horreur de la réalité.
Dans son enquête, Michel Moatti a l’intelligence de ne pas aborder Jack l’Eventreur comme un psychopathe des beaux quartiers qui prendrait son pied à zigouiller des prostituées, comme les choses sont malheureusement trop souvent caricaturées. Bien au contraire, il interroge l’époque, tente de comprendre l’atmosphère sociale, les conditions de vie de ces femmes assassinées qui, pour la plupart, vivaient dans une misère noire et payaient leur loyer en se donnant aux hommes de passages pour quelques pences. Au final, il brosse le portrait d’une époque sombre et malade, comme ces femmes du quartier de Whitechapel, réduites à l’alcoolisme et à la prostitution pour supporter cette chienne de vie.
En mettant en scène le personnage d’Amelia, fille de Mary Jane Kelly menant l’enquête sur le meurtre de sa mère, Michel Moatti gagne deux paris : d’abord d’introduire en douceur les éléments de ses investigations et ses hypothèses (plus de 120 ans après les faits, il démasque le meurtrier), ensuite de faire de son livre un véritable roman policier à l’intrigue fascinante et au suspense insoutenable. Si je ne devais vraiment déplorer qu'une chose, ce serait l'impasse faite, dans l'intrigue, sur les lettres envoyées aux journaux de l'époque, dont certaines (notamment la fameuse "From Hell") ont été attribuées à Jack l'Eventreur et lui ont d'ailleurs valu ce célèbre surnom.
A la fois polar et enquête socio-historique, Retour à Whitechapel est un chef-d’œuvre à ne manquer sous aucun prétexte.
Retour à Whitechapel de Michel Moatti, Pocket, 2014, 408 pages