Ma stagiaire.
Ma stagiaire, dont je te parlais hier, est blonde.Elle n'a pas plus de vingt-deux ans, ou alors je bouffe mes chaussettes.Elle n'est pas neuneue.C'est pas non plus la gonzesse culottée à l'humour trash et ravageur, adepte des soirées vodka-tequila-gin et fan inconditionnelle des Pogues.
Non.
Ma stagiaire, c'est une enfant sage.Mais quand même pas une sainte-nitouche.
Disons qu'elle est dans l'entre-deux.Au milieu.Comment de dire?Consensuelle, oui, voilà.Et pondérée.Très pondérée.
Moi, j'aurais préféré la version "humour trash et ravageur, adepte des soirées tequila-vodka-gin", parce que c'est mieux pour l'ambiance, mais bon, je me dis que ça, je l'ai déjà avec mes collègues.
Et puis j'ai l'impression qu'elle cache bien son jeu, sous ses airs de petite fille tranquille. Je serais pas surprise qu'elle soit capable de pétages de plombs surprenants, de coups d'éclat renversants, de moments de folie vivifiants.
D'ailleurs, ma stagiaire (appelons-la Clémentine, c'est frais, c'est meûgnon, ça fait ni auditrice de Skyrock, ni lectrice de Bourdieu), ma stagiaire, donc, elle me rappelle ma vieille pote Odile, que j'ai connue à l'époque où je portais encore une blouse blanche ou un pyjama vert, où j'avais une coupe Afro, où je roulais en scooter Piaggio...il y a un an...il y a un siècle...il y a une éternité.
(Générique: Joe Dassin se défenestre sur une plage de Papeete, à moins que ce ne soit Mike Brant qui s'électrocute en se plantant un sèche-cheveux dans le cul, puis travelling arrière et fondu, complètement fondu...Flash-back sur Odile:)
Ce soir-là, au boulot, va savoir pourquoi, c’est assez calme. Suffisamment tranquille pour qu’on décide de se faire une petite soirée entre collègues, dans la cuisine du service. Un peu de foie gras, une bouteille de champagne, des toasts…Réveillon hospitalier, quoi, made in Leader Price. On aura bien un moment pour se faire cette petite douceur, on a douze heures à tirer.
Il doit être 22h, quelque chose comme ça. Il y a Bernie, il y a Véro, il y a Fabienne « la Sauterelle » et Anne, et
puis Patricia, et bien sûr Odile. Une brochette d’infirmières en pyjama vert pomme, du plus bel effet.
On en est au premier café de la nuit.
Longue nuit.
Service de cardiologie dans un grand hôpital parisien, pas moins de soixante lits, plus quinze au sous-sol, en réanimation. Nuit du réveillon, patients chroniques ayant abusé des huîtres, cœurs
surchargés de sel, ça fait pas un pli…on va bosser dur. Hululements impérieux des sonnettes, gémissements étouffés. L’un vient de pisser au lit, l’autre commence un infarctus, le troisième nous
fera un arrêt cardiaque…longue nuit. Dure nuit, sûrement.
Réconfort, donc, du premier café. Serrées autour de la table pour se tenir chaud. Cérémonial immuable , présidé comme chaque
nuit par Anne, l’ancienne, la vieille routière, quinze ans de métier, tu penses, je t'en ai déjà parlé, de Nanou…
Pendant qu’elle remplit les tasses, on se tait. Silence quasi religieux. Ce n’est que lorsque la dernière goutte brûlante a été versée dans la dernière tasse que la conversation naît, d’abord
timide, murmurée, et puis de plus en plus assurée au fur et à mesure qu’on se détend.
Et c’est à ce moment-là, quand les langues ont fini par se délier, que les jambes se sont faites moins lourdes et que les
rires ont commencé à fuser discrètement, qu’Odile balance son pavé dans notre mare.
Odile, elle vient du Sud-Ouest, et quand elle parle, ça chante, c'est Carcassonne qui s'invite à table.
-Ariel et moi, on se marie.
Effet immédiat.
Les rires retombent comme des soufflés ratés. Silence de mort, tout à coup. Consternation sur tous les visages, y compris le mien.
Odile nous sourit, et il y a dans ce sourire une telle innocence et une telle conviction paisible que j’ai soudain envie de
l’étrangler.
-En février.
(Elle précise, au cas où)
Echange de regards. Tout le monde a posé sa tasse et chacune guette la réaction des autres. Qui va parler en premier ?
Qui va dire tout haut ce que les autres pensent tout bas ? Qui va jouer les rabat-joie, les briseuses de rêve, les moralisatrices du dimanche ? Convergence de regard. Je me sens prise
dans le feu croisé de six paires d’yeux. Insistants, les yeux.
Evidemment.
Toujours sur moi que ça tombe.
Quand c’est pas parce que je suis la petite dernière de l’équipe ("eh, bizuth, ramène-toi par ici!"), c’est parce que « j’ai le chic ».
Oui, oui, il paraît que « j’ai le chic ».
Enfin…
Je me racle la gorge et je tente :
-Heu…mais, dis donc, c’est pas un peu rapide ?
Dans les yeux des filles, je lis clairement que c’est râpé. Si les regards pouvaient tuer…
Mais Odile se fout de mon manque de « chic » sur ce coup-là. Toujours aussi calme, elle sirote son thé. Depuis qu’elle est revenue de Tunisie, Odile déroge à la tradition du petit café
nocturne. Elle est devenue accro au thé à la menthe.
-Non, c’est pas trop rapide. On a bien réfléchi. Et puis, on s’aime.
Boum ! Argument massue. C’est un échec et mat en deux coups, ou plutôt en deux mots, les mots magiques : on s’aime.
Qu’est-ce que tu veux que je réponde à ça, hein ?Qu’est-ce que je suis censée répondre, moi qui à ce moment précis n’arrête pas de me répéter cette petite phrase de Nietzsche :
« Ce qui est fait par amour s’accomplit toujours par-delà le bien et le mal » ? C’est à moi, d’aller lui faire la leçon, à l’autre Madone énamourée ? Ben oui,
apparemment c’est ce que les copines attendent de moi. Bon d’accord, moralisons, moralisons…mais en douceur…
-Mais enfin, ma puce, tu le connais depuis…Quoi ? Trois mois ?
-Quatre mois, quatre.
-Mais enfin, c’est pas suffisant ça, quatre mois !
-Suffisant pour quoi ?
-Eh ben, pour vouloir se marier ! Et puis tu l’as vu combien de fois en quatre mois, hein ? Deux fois ! Deux fois seulement !
-Oui, mais la deuxième fois ça a duré un mois.
-Un mois de vacances, ma chérie, un mois de vacances, c’est pas significatif !
-Significatif de quoi ?
Dialogue de sourds, quoi. Elle sur son petit nuage rose, déjà là-bas, dans les bras de son animateur du Club Med…Ariel, il
s’appelle…Odile et Ariel…
-Mais il est Juif orthodoxe, non ?
-Pas de problèmes, je suis en train d’apprendre le Talmud.
-Mais quand même, ça prend du temps, tout ça…
-Pas de problèmes, je suis hyper-motivée.
-Mais quand même, sa famille…
-Pas de problèmes, ils m’adorent déjà. Surtout Chochana.
- Heu...Chochana?
- Sa mère.
- ....
- ....
-Mais, ma puce, tout de même, tout de même…
Odile en a marre, soudain, Odile veut qu’on lui foute la paix, Odile se fout en pétard et je l'ai sans doute bien cherché.
-Enfin merde, qu’est-ce que tu veux, à la fin ? Je croyais que tu étais une adepte du brassage culturel, une apôtre de la tolérance ! Pourquoi tu t’inquiètes tellement ? La Traite
des Blanches, c'est dépassé, hein! Et puis vous me faites chier, avec vos airs de catastrophe aérienne, je vous emmerde!
Odile veut qu’on lui laisse son grand amour, Odile avec son visage d’ange et sa tignasse de rouquine, Odile avec son
bégaiement si particulier et attachant…
Eh ben, va, Odile, envole-toi, puisque tu te sens pousser des ailes ! Fonce, rejoins ton Ariel, laisse-toi passer la bague au doigt…et si tu te casses la figure, si tu reviens toute couverte
de bleus à l’âme, on sera là, nous, on soignera les plaies et les bosses de ton p’tit cœur…mais au passage, fais une croix sur le cassoulet, parce que ça, crois-moi, c'est terminé.
Il me revient une autre phrase de Nietzsche : « L’amour d’un seul être est une chose barbare, car il s’exerce au
détriment de tous les autres ».
Eh ben ouais.