Magazine Humeur

Tuer le temps, pour de bon.

Publié le 18 mars 2014 par Legraoully @LeGraoullyOff

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Le meilleur moyen pour ne pas se laisser dominer par le temps, c’est de savoir l’arrêter au moment idoine. Une des choses que j’ai apprises de mes déplorables tentatives de devenir peintre, c’est qu’il faut apprivoiser la lumière. D’où il ressort que le meilleur instrument de mesure du temps n’est pas le chronomètre, mais l’oeil. Si tu sais figer un moment de beauté, tu sais arrêter le temps. Ca fonctionne avec tous les sens, mais la vue est en première ligne pour tout ce qui touche  à la perception du monde. Vient après le temps de l’interprétation, avec ce pauvre outil de gueux qu’est le langage. Toute l’incommunicabilité provient du fait qu’on essaie d’échanger des perceptions (et des subjectivités) avec des mots. C’est comme essayer de labourer la Beauce avec une petite cuillère et sans le secours des subventions de Bruxelles.

Alors voilà: je te raconte ce que mon oeil a vu aujourd’hui, et tu en fais ce que tu veux. Moi ça me fait une chronique gratos, toi ça te fait dix minutes de moins devant la télé. Je quitte le boulot vers 17h, et je m’installe dans mon train bien-aimé. Si comme le prétend Einstein le temps et l’espace ne sont qu’une et même chose, à en juger par le volume du passager qui occupe le siège à côté du mien, le trajet va être long. Subterfuge métaphysique: je neutralise le sens du toucher de bourrelet de voisin au profit de l’ouïe: j’ai Stupeflip et AC/DC dans les portugaises. La religion du Stup est sans doute la seule à laquelle j’adhèrerais jamais, et la bande à Angus Young reste une valeur sûre, un placement de père de famille genre Xavier de Ligonnès, avec du sang et de la blue note partout. Comme la laideur de mon compagnon de voyage m’interdit de lui adresser un regard, je contemple les reflets des arbres sur la Moselle ou sur les divers canaux qui bordent la voie ferrée. Le voyage se déroule sans encombre. Absorbé par l’eau, le soleil et les collines qui reprennent de la verdeur, je ne vois pas le temps passer. Je l’ai arrêté sans même y penser, ce fils de d’huissier de justice (ne comptez pas sur moi pour insulter les putes).

Arrive la gare de Pont à Mousson. Une gare moche comme un foulard de candidate UMP à la mairie de Metz, sans plus d’intérêt qu’une promesse électorale, sans plus d’originalité qu’un normcore intégriste. A ce moment, je me dis qu’adapter Have a Drink on Me d’AC/DC à la guitare acoustique avec un soupçon de slide serait un truc à essayer. Le train s’arrête. Sur la voie opposée, j’avise une jeune fille qui doit avoir vingt ans à tout casser, belle comme la première fleur du printemps. On sent que ses vieux étaient au plus haut de leurs moyens quand ils l’ont conçue. Et tu n’as qu’une envie, c’est la cueillir. Le temps se prend un direct dans le menton, et tombe KO.    In your face, son of a marchand de bagnoles. Mon voisin qui me donne des coups de coude depuis un quart d’heure perd quarante kilos d’un coup. Las, à peine ai-je le temps de  mettre la belle dans mon herbier qu’un train passe en sens inverse et me prive de sa vue. Comme quoi il faut se méfier du temps à terre.

Tant pis, on continue et on arrive à Metz. Deux cafés et quelques clopes plus tard, je vais admirer, avec les membres les plus éminents du bureau du Graoully Déchaîné, les performances de l’équipe de futsal dont je tairai le nom pour ne pas faire de pub aux Nancéens qui l’ont écrabouillée. Là encore, on ricane de ce monde de cons, on papote comme des vieilles pompines, on fait des projets de tripes, de saucisse blanche et de Saint-Patrick bien arrosée.  Temps neutralisé, 3-1 pour moi. Merci les copines.

Je rejoins ensuite un autre mien ami pour mener à bien le projet de s’hydrater la glotte au houblon. Pour tout dire,comme la plupart de mes congénères, je n’en ai absolument rien à foutre du sieur Patrick qui n’a pas peu  contribué à faire de l’Irlande la première usine à gniards d’Europe. C’est juste que j’aime la Guinness et la Kilkenny. On arpente plusieurs échoppes. On constate que manifestement les fleurs ne poussent pas que sur les quais de gare mussipontains. On emmerde un peu la tradition en célèbrant la Saint Patrice et en buvant des Picon-bière français, madame. Puis on rencontre trois sujettes de mamy Windsor absolument gorgeous. Elles ne sont là que pour quelques jours, mais c’est pas grave, j’adore parler anglais. Pour une raison que j’ignore, l’incommunicabilité est toujours plus sexy avec un accent d’ailleurs (avec une légère réserve pour le Québec quand même). Puis on se rappelle que dans quelques heures il faut se lever pour aller au turbin et qu’il faut regagner nos foyers. Il est fort, cet enfoiré de temps. Mais on lui en aura quand même collé deux ou trois bonnes droites aujourd’hui.

Pendant ce temps, des physiciens ont trouvé le moyen d’observer les premiers moments de l’Univers. La soupe primordiale, la fondation des premiers éléments et des premières galaxies, tout ça. Les prédictions d’Einstein n’étaient pas valables que pour les voisins dans le train, finalement. Ca a plus de 4 milliards d’années et c’est encore, même imparfaitement, observable et interprétable.

Même sur des échelles de grandeur pareilles, on arrive encore à envoyer paître le temps. Et en étant à soi-même un univers dans l’univers, on finira bien par lui faire la peau, à ce fils de Poutine.


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