La rosée luisante de lumière tapisse la pelouse de reflets d’argent. Tondue pour la première fois de l’année depuis deux jours seulement, celle-ci offre encore une surface presque uniforme. Un pleupleu en embuscade dans les fayards se pose soudain au pied de l’une des inévitables taupinières qui s’acharnent à en briser la monotonie. Une ageasse qui construit son nid au sommet d’un bouleau voisin ne tarde pas à rappeler à l’intrus qu’il empiète sur son territoire. Le combat sera de courte durée. L’importun au béret rouge et à l’éclatante cape verte n’est guère armé pour lutter contre un soldat en noir et blanc. Il s’enfuit dans un ricanement rageur en direction de la forêt. Amusé par l’intermède, je sors sur ma terrasse juste à temps pour apercevoir l’ombre furtive du hérisson installé sous le tas de bois réservé à la cheminée qui se réfugie derrière le bac de pierre de la pompe. Un petit vent de traverse aiguise l’air et fait danser les narcisses qui l’entourent. Les fleurs des forsythias et des pommiers du japon dessinent à quelques pas de là une toile impressionniste digne d’un Monet ou d'un Renoir. Légèrement en retrait, les chatons des noisetiers de la palisse qui sépare mon courtil du chemin de randonnée se trémoussent doucement. Leurs graines forment de petits nuages volatils qui s’effilochent dans les flaques de soleil. Fidèles au rendez-vous, tous les signes du printemps sont enfin réunis. Je ne m’en rassasie pas. Comme je ne me rassasie pas de respirer à grandes goulées le bon air des arbres et les lourdes fragrances d’humus qui montent de la terre mouillée. Il en est une, toute particulière, qui me rappelle mon enfance et que je n’oublierai certainement jamais. Mon père me la fit reconnaître un matin alors que nous marchions côte à côte aux abords d’un champ. « Regarde, me dit-il. Quand la plantule pointe entre les mottes et que s’ouvre le limbe de la feuille, il s’en dégage une odeur bien caractéristique. Si fine, si éphémère, si délicate qu’on ne la remarque guère qu’au petit matin et seulement pendant les deux ou trois jours de levée. Et encore faut-il qu’il n’y ait pas le moindre filet de brise. Penche-toi encore et observe la brume qui s’élève du labour. Remarques-tu sa teinte irisée ? Pour moi qui aipréparé la terre et semé le blé, c’est une promesse de récolte et de pain. »Ce fut peut-être l’un des rares moments où mon père fut heureux d’être paysan et fier de le montrer, lui qui n’était guère causeux ! Mais à dix ans, un petit campagnard rêve d’instants plus forts et plus grandioses. Il rêve de partir au loin, au-delà de cet horizon clos fermé par les bosquets. Il rêve de conquérir le monde."Tandis qu’à leurs œuvres perverses, les hommes courent haletants, mars qui rit malgrél’averse, prépare en secret le printemps" écrit Théophile Gautier dans Émaux et Camées. Comme chaque année, le printemps est là. Mais comme chaque année, il n’y aura probablement pas de renouveau dans l’activité des hommes. Mais on dit que le printemps porte en lui l’espérance. Alors rêvons encore quelques heures à un monde qui tournerait moins de guingois !
Suivre les chroniques du vieux bougon en s’abonnant à newsletter