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Les requins

Publié le 21 mars 2014 par Rolandbosquet

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   C’était il y a cinquante ans. Fort de sa foi en Dieu, Jean avait décidé de suivre les enseignements des évangiles. Tournant le dos à l’égoïsme d’une petite vie tranquille dans une petite ville paisible de province, il s’était engagé au service des plus pauvres. Pendant les années de son noviciat, il avait secondé le prêtre de la paroisse, animé les cérémonies du culte, visité les personnes seules, apporté sa gaieté naturelle aux rébarbatives séances de catéchisme et donné un second souffle à ce qu’on appelait autrefois le patronage. Il était partout à la fois. Chez le pharmacien pour porter ses médicaments à la mère Désert, isolée et presque impotente. Derrière le manche de la cognée et cassant du bois pour le père Bourgeois, si fragile et si vieux qu’il n’en avait plus la force. Chez la jeune dame Restoueix qui venait de donner naissance à des jumeaux en plus de ses trois précédents garçons plutôt turbulents et qui était un peu dépassée par les événements. Dans le jardin potager de Roger, l’ancien facteur, qu’un méchant accident avait cloué dans un fauteuil, et sarclant ses salades ou cueillant ses haricots. Frère Jean, comme chacun l’appelait, était aimé et estimé de tous. Une heure passée en sa compagnie vous redonnait confiance en vous-même, en l’avenir et en l’humanité tout entière. Puis il prononça ses vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance et fut envoyé par sa hiérarchie poursuivre son sacerdoce en Guyane. La séparation fut déchirante pour la population et sans doute pour lui également mais il n’en montra jamais que son éternel sourire. Priez pour moi, s’il vous plaît, aimait-il répéter ! Quelques prières furent probablement murmurées ici ou là puis la vie, comme on dit, reprit sa course habituelle. Son souvenir était encore vif cependant lorsque, près de deux années plus tard, un courrier annonça son brusque décès à la suite de l’attaque d’un requin lors d’une baignade vespérale. Frère Jean n’était pas un saint et pouvait pousser des colères noires face à la bêtise, à l’injustice ou à l’incurie de l’administration. Mais il voulait dépasser ses découragements et ses impatiences pour apporter un peu d’aide et de joie aux plus démunis et aux abandonnés de la vie. "Putain de requin" aurait crié le chanteur. Les requins n’ont pas quitté les eaux chaudes des tropiques et si, selon les spécialistes, ils y sont presque en voie d’extinction, ils ont par contre largement envahi les terres. Ils paradent dans les médias comme dans un prétoire et prennent l’électeur à témoins sinon en otage. Votez bien, répètent-il à satiété ! Votez pour moi ! Près d’un million de candidates et de candidats aux élections municipales sollicitent les suffrages pour apporter leur énergie et leur dévouement à la chose publique. Les élus puiseront sur leur temps libre et leur vie de famille pour participer à d’innombrables réunions, étudier d’innombrables dossiers, prendre d’innombrables décisions pour faciliter la vie de leurs concitoyens, générer des emplois, ouvrir des crèches, soutenir la solidarité entre les générations, embellir les villes et les villages. En un mot, pour favoriser un vivre ensemble riche et apaisé. Repérons les requins et rejetons-les et encourageons les milliers de "Frère Jean". Et peut-être ainsi notre vieux monde parviendra-t-il, demain, à tourner un peu moins de guingois.

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