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La société du suicide

Publié le 25 mars 2014 par Headless

 

Je vais essayer de parler de ce qui m'a animé dans la réalisation de Falaises. Au départ c'est Loic Dauvillier qui me propose ce projet d'adapter le roman d'Olivier Adam. La question du suicide y est centrale, celui de la mère du héros-narrateur. Comment aborder ça quand on n'a jamais particulièrement envisagé ce thème dans son propre travail? Comment assumer cette noirceur et la restituer sans tomber dans le pathos? Genre de questions qu'on s'est vite posé avec Loic et que je me suis posé avant même de me lancer dans l'aventure.

Pour rentrer dans un récit, il faut que ça nous touche, il faut qu'il y ait suffisamment d'éléments qui nous parlent pour se les approprier.Et la première question à affronter (pour moi entous cas) c'est celle de l'adaptation. Comment je vais rentrer dans le vêtement d'un autre, comment pouvoir le faire sien? Est ce que ça a du sens pour moi? Quel intérêt?

Car je pense qu'il ne sert à rien d'adapter un récit si c'est pour le porter tel quel, il faut forcément le déformer, le découdre et le recoudre, sans quoi on aura l'air faux, déguisé. Ce n'est pas une lecture mais bien une relecture. Sinon à quoi bon?

Je me suis appuyé principalement sur le découpage de Loic, j'ai vite compris son respect de l'oeuvre initiale, de son auteur et en même temps de son expérience de conteur. En même temps, je sentais que cette matière première était à habiter et habiller, que le risque (après celui de coller au texte initial) était de coller littéralement au découpage de Loic.

Donc nous avons avancé en tatonnant chacun avec nos systèmes de références, nos expériences avec comme garde-fou de ne pas dénaturer le roman, de rester fidèle à une sorte de ressenti de lecteur (même si c'est un territoire flou).

Je pense que je n'aurai pas pu faire ce livre si j'avais moi-même été touché de près ou de loin par la question du suicide. J'avais donc une certaine distance avec le thème et je me suis donné comme défi d'amener de la lumière dans ce climat de noirceur. D'abord parce que je ne suis pas pessimiste de nature, ensuite parce que le roman contenait déjà cette dualité ombre-lumière.

Le suicide, donc. Ultime expression du désarroi. Acte-paradoxe. Geste qui gomme tous les autres. Hors-jeu radical. Mystère insondable, question qui n'aura pas sa réponse. Je me suis rendu compte que c'était pourtant ça qui était au coeur même de notre société. Le désir de mort se cache dans la politique, dans l'économique, dans la logique de l'entreprise, dans la solitude urbaine collectivisée, organisée, dans la gestion des ressources naturelles et humaines. Après des années d'une société du spectacle, s'amorce une société de la débâcle, pour finir en société du suicide?

Suicide. Je me suis rendu compte que j'avais aussi des choses à dire là-dessus. Kurt Cobain, Vincent Van Gogh et le fameux "suicidé de la société"  d'Antonin Artaud. Suicide collectif dans les sectes. Seppuku politique de Mishima comme ultime tentative de réveiller les esprits de l'antémodernité. Suicide des travailleurs, suicide des fermiers, suicide des ados... La liste est longue et d'actualité. Il n'y a pas un mais des suicides, et chacun a un sens particulier.

Qu'est-ce que le suicide d'une mère sinon l'ébranlement de ce point du monde qui nous a permis d'advenir, d'apparaître? Comme une porte qui se ferme. Une fenêtre murée. Un puits vicié, une terre rendue stérile. Je songe à Mère morte, le tableau de Schiele. Je pense à Fukushima. Car notre mère la société se suicide aussi sous nos yeux, part en lambeau, ne nous nourrit plus d'un lait riche mais toxique.

Face à la mort, la sienne et celle des autres, il n'y a qu'une chose à faire : tenir droit, avancer, vivre, créer. Pour ne pas suicider sa vie. Car on peut vivre tout en étant mort. Et pour ne pas répandre le mal. Pour se donner une chance de descendance. Pour que la vie soit la plus forte. Pour donner tort aux évènements.

Falaises raconte l'histoire d'un homme, une sorte de Job moderne, qui finit par se reconstruire tant bien que mal sur un terrain rasé.

Il fallait être à la fois assez dur pour qu'on réalise un certain degré de violence et assez doux pour ne pas désespérer des capacités enfouies dans l'humain. J'espère y être parvenu.


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