Après nombre de chroniques aux sujets parfois futiles, souvent dérisoires et incontestablement sans lendemains, je m’aperçois que je n’ai que rarement évoqué l’amour. Dans notre société individualiste, ce sentiment paraîtrait presque insolite si l’ambition de chacun n’était aussi de le rencontrer. Il semblerait même que cette quête agite l’homme depuis la nuit des temps au même titre que sa propre survie et celle de son espèce. Ainsi l’exhortation de Jésus à ses apôtres était-elle déjà parfaitement claire : aimez-vous les uns les autres. Même celui qui ne croit en rien peut en accepter le principe. Est-il en effet besoin de croire en l’homme pour aimer son prochain comme soi-même ? Est-il même indispensable de s’aimer soi-même ? En tout état de cause, la mère aime son enfant qui le lui rend souvent. L’homme aime sa compagne qui le lui rend parfois. L’homme politique aime ses électeurs jusqu’au jour du scrutin. La groupie aime et même en adorrrre son chanteur préféré qui est vraiment trop. Mais est-ce seulement cela, aimer ? Le critique aime l’ultime film d’Alain Resnais, "Aimer, boire et chanter", le "Songe d’une nuit d’été" de William Shakespeare dans la mise en scène de Muriel Mayette, "Le Livre" de René Belletto chez P.O.L. et les deux concertos pour piano de Frédéric Chopin par Nicolaï Lugansky et le Sinfonia Orchestra. Mais est-ce là aimer ? Le riche aime-t-il le pauvre avec qui il partage la moitié de son manteau ? Le pauvre aime-t-il plus miséreux que lui avec qui il partage un bol de viande bouillie à la soupe populaire ? Le bénévole qui le leur tend les aime-t-il ? Ou n’aiment-ils tous en réalité que la beauté supposée de leur geste ? Le randonneur aime la marche qui le conduit devant les plus beaux paysages de la Terre et il aime parfois ces paysages eux-mêmes qui le réconcilient avec la nature qui l’a malmené pendant tant de lieues. Le montagnard aime la route impossible qui le conduit au sommet inaccessible pour l’effort qu’elle exige de lui. Le marin aime la mer pour la solitude qu’elle lui procure, les tempêtes qui lui enseignent l’humilité, les couchers de soleil sur l’horizon pour leur somptuosité gratuite. Est-ce là aimer ? La douairière aime la charlotte aux fraises et sa crème chantilly, la vieille dame des postes aime son chat qui ronronne au salon, le tétraplégique aime l’infirmière qui vient chaque matin lui "faire sa piqure" dans son deux-pièces du septième étage et l’aveugle aime l’agent qui lui fait traverser la place de la Concorde aux heures de pointe. L’élève aime la maîtresse qui le gronde et raconte des histoires à dormir debout d’ogres et de fées carabosses. L’adolescente aime son "prof. de math." beau comme un Adonis qui l’a interrogée trois fois depuis le début de l’année. L’étudiant aime et même vénère son maître de thèse pour le chemin qu’il lui indique. Mais est-ce là aimer ? Il a dessiné un cœur avec son couteau à cran d’arrêt dans le tronc du platane sous lequel il l’a embrassée pour la première fois. Elle lui a envoyé quarante sms dans l’heure qui a suivi leur séparation à la gare St Lazare. Il a précieusement conservé au fond de sa poche le mouchoir qu’elle a laissé tomber sur le sol en quittant précipitamment la chambre d’hôtel où ils se sont rencontrés en cachette. Elle garde gravé dans les yeux le sourire qu’il lui a adressé en quittant le wagon du RER où ils se croisent chaque matin. Est-ce là aimer ? En un mot, qu’est-ce qu’aimer ? Est-ce une question ? Est-ce une réponse ? Où courent donc les gens qui aiment ? On voit par-là combien l’amour est incontournable dans un monde qui tourne de guingois.
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