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Cette année là

Publié le 10 avril 2014 par Rolandbosquet

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     Cette année-là, à peine 400 000 ans avant la naissance de Ponce Pilate et de son maître Tibère, une vague de sécheresse s’est abattue sur la région d’Atapuerca. La dernière source a laissé filtrer avec parcimonie ses dernières gouttes d’eau boueuse. Les arbres ont perdu leurs rares feuilles, les buissons d’épines ne retiennent même plus leur ombre, chassée par le vent, et la poussière a refoulé le gibier vers des contrées  moins accablées par la chaleur. Épuisé par la fatigue et plusieurs nuits sans sommeil, Homo Heidelbergensis agrippe le corps sans vie de son fils et se dirige d’un pas lourd vers la falaise. Il s’enfonce bientôt dans la bouche sombre de la grotte ouverte entre deux énormes rochers et un filet d’air frais tombe sur ses épaules. Il frissonne. Aura-t-il la force d’aller jusqu’au bout ? Il serre le jeune corps contre lui et s’engage d’un pas décidé dans les entrailles de la terre. L’une des plus profondes cavités s’était révélée facile à obstruer à l’aide d’une grosse pierre qu’il suffisait de rouler. Les bêtes fauves et autres charognards ne pouvant ainsi y accéder, les corps des autres membres du clan y ont été déposés, l’un après l’autre, après leur mort. Parvenu devant l’entrée,  il dépose le corps de son fils sur le sol, déplace à grand peine le rocher qui condamne l’accès, reprend la dépouille de son fils dans ses bras et la dépose délicatement auprès des autres. Sa vue se brouille un instant mais il se relève en grimaçant et sort. Avant de replacer le rocher à sa place, sa main se pose sur une pierre fine et aiguisée taillée spécialement pour la chasse par l’ancien lui-même. Il la lance avec rage à l’intérieur, referme l’ouverture et gagne la sortie. Lorsqu’il retrouve la lumière, il fixe le soleil et hurle de toutes ses forces comme pour lui lancer un défi. Il aurait préféré dormir avec les autres, au fond de la grotte, mais il a promis à son fils de lutter jusqu’à son dernier souffle. Il lui reste encore quelques forces, il lui faut donc se battre pour survivre. Il agrippe son bâton d’une main plus volontaire que vraiment ferme et s’engage vers les collines. L’ancien avait dit qu’au-delà de leurs courbes un peu molles, l’herbe était encore verte. Est-ce depuis ce jour que les enfants vont se recueillir au pied des tombes où reposent les leurs ? Je caresse cette idée un peu folle alors que je sors de l’autoroute et engage ma voiture sur la bretelle qui me conduit vers le village de mon enfance. Le charcutier qui achetait les cochons de la ferme de mon père a fermé boutique depuis longtemps. L’hôtel-restaurant a encore changé de nom et probablement de propriétaire. Les vitres du café "Chez Thérèse" qui était autrefois le repaire des jeunes sont toujours barbouillées de peinture blanche. Derrière la porte fermée, on aperçoit les tables et les chaises de métal empilées pêle-mêle. La place est vide. Ah, un boucher officie toujours dans l’unique boucherie du village où ma mère achetait, une fois par semaine, du beefsteak pour ses hommes. Des rideaux de cuisine occultent les fenêtres de l’étude notariale et une poussette patiente à la porte. J’aimais bien l’accompagner à la pharmacie ; les enfants sages y avaient droit, parfois, à un bonbon. D’intenses combats avaient lieu à la sortie de la boulangerie située un peu plus bas. Le chapardage de caramel y était devenu un sport très gratifiant aux yeux des filles qui gloussaient sous le porche du bureau de tabac-marchand de journaux de l’autre côté de la rue. Mais après le virage devant le magasin "Aux dames de France" occupé aujourd’hui par un assureur, la route conduit directement au cimetière. Dans le coffre de ma voiture, une potée d’œillets attend que je la dépose pieusement au pied de la tombe familiale. Et pendant que m’effleurent ces quelques souvenirs du passé, le monde continue de tourner de guingois. Comme d’habitude.

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