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Fan de Bofane

Publié le 27 mai 2014 par Jlk

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À lire absolument: Congo Inc. Le Testament de Bismarck, d’In Koli Jean Bofane.

 

1.Congo Bololo

L’ordre naturel préside à l’ouverture de ce roman dont l’incipit marque la première rupture verbale : « Putain de chenilles ! »

La forêt vierge immémoriale figure en effet la Nature par excellence, entre basses branches et autres « fougères venues du pléistocène » ou « lianes tombant de nulle part » et, tout là-haut, les trouées de lumière de la canopée.

Or le « putain de chenilles ! » a été proféré par un jeune lascar vêtu d’une seule culotte en écorce battue qui, des orchidées et du tatou, du porc-épic ou des fourmis, n’a plus rien à fiche. S’il se trouve encore là à ramasser des bestioles pour son oncle chef ekonda (du peuple mongo, apparié aux pygmées), c’est en pestant contre ce Vieux Lomama qui incarne à ses yeux tout un monde obsolète alors que lui ne rêve que technologie et prouesses guerrières ou financières auxquelles il s’exerce tous les jours au fil de ses sessions de jeux vidéo, sous le surnom de Congo Bololo, lanceur de redoutables missiles virtuels et parangon du Nouvel Homme mondialisé : « Dans cet univers virtuel, Isookanga incarnait Congo Bololo. Il convoitait tout : minerais, pétrole, eau, terres, tout était bon à prendre. C’était un raider, Isookanga, un vorace. Parce que le jeu l’exigeait : c’était manger ou se faire manger »…

Le premier effet comique du roman tient à cette immédiate collision de deux cultures (et de deux langages) vécus par le jeune ekonda quittant bientôt sa culotte végétale pour enfiler son jean Superdry JPN et son t-shirt à l’effigie du rappeur Snoop Dogg, qui a vu d’un bon oeil la récente installation en ces lieux perdus, par la société China Network, d’une antenne-relais de télécommunications.

Au naturel, Isookanga n’est donc qu’un Pygmée de vingt-cinq ans, ou plus précisément un demi-Pygmée puisqu’il est plus long de dix centimètres que les plus grands de ses compères de clan ; et le complexe que lui inspire son aspect physique de « trop-petit-trop-grand » s’aggrave du fait que sa mère a négligé de le faire circoncire, faisant de lui un double sujet de moquerie.  Mais « être grand, ne pas l’être, qui s’en soucie, quand seul le nombre de gigas est pris en compte ? »

Côté comédie, le premier morceau d’anthologie suit avec le défilé inaugural marquant l’installation du pylône des télécoms, à l’occasion duquel Isookanga rencontre une première fois l’anthropologue africaniste Aude Martin, très curieuse des coutumes de son clan et tout de suite troublée par le jeune homme. Lequel profite d’un tumulte passager, provoqué par l’arrivée de l’hélico russe porteur de l’antenne, pour dérober en douce l’ordinateur de la dame, invoquant le « remboursement de la dette coloniale » afin de justifier son larcin – ainsi s’amorçant sa carrière de « mondialiste » dûment connecté. 

2. Les enfants de Kin

Si la Nature reprend ses droits avec l’évocation de l’immense Congo, sur lequel Isookanga s’embarque à destination de Kinshasa – ce qui va représenter des semaines de navigation -, c’est que, rappelle l’auteur, le fleuve a vu passer les siècles et autant de très fugaces « grands de ce monde », de deux ou trois Ramsès à Léopold II, Hitler ou Kabila père et fils. Du même coup, il est question de la richesse naturelle que représente l’eau du Congo pour le pays : « En 2025, il n’y aura plus que cinq mille mètres cubes par habitant. Tout le monde aura un problème, sauf le Congo ».

Dans l’immédiat, cependant, on constate que le Congo n’a que des problèmes, qui vont se matérialiser sous les yeux de notre mondialiste dès son arrivée à Kinshasa. Lui qui espérait trouver un point de chute chez un oncle lointain de son meilleur ami, en se faisant passer pour celui-ci, est vite repéré comme un imposteur du fait de sa trop courte taille – où l’on voit que l’ostracisme physique se porte bien à Kin autant qu’ailleurs. Ainsi le loustic se retrouve-t-il à la rue, d’abord chahuté par les shégués (les fameux enfants des rues), puis admis par l’entremise de la fringante Shasha la Jactance, cheffe de bande de quinze ans au passé tragique et survivant du commerce de ses charmes – comme on dit…  

Deuxième morceau d’anthologie : quand, à la suite de la mort du jeune shayeur (vendeur à la sauvette) Omari Double Lame, très aimé des shégués, ceux-ci affluent par milliers sur la place du Grand Marché où ils se mettent à tout casser. C’est alors que, flanqué de son ami chinois Zhang Xia, avec lequel il a monté entretemps un petit commerce d’eau pure (« Eau Pire Suisse »), Isookanga se voit propulsé porte-parole des enfants de la rue  et négociateur solennel auprès des forces de l’ordre, attirant l’attention respectueuse d’un ancien seigneur de la guerre au Kivu – tout cela tenant du conte épique ou du manga afro-chinois…

On a vu, dans le film Kinshasa Kids du Belge Marc-Henri Wajnberg,  datant de 2012, ces enfants de Kin dont certains ont été chassés de leurs familles sous le prétexte de sorcellerie, et c’est précisément le cas, dans le roman de Jean Bofane, du petit Modogo que le pasteur de son village a stigmatisé après l’avoir exorcisé à sa façon.

Du film, où la musique et le rap jouent un rôle notable, au roman, le chaos de Kinshasa se trouve ressaisi, chez l’écrivain, par un travail remarquable sur le langage multiforme où le choc des jargons et des codes, des expressions africaines ou des bribes de dialogues de films ou de raps, entre autres éclats verbaux, constituent un patchwork chatoyant à vraie valeur et saveur littéraires.

Au congrès des écrivains francophones de Lubumbashi, en octobre 2012, une table ronde traitait du statut de l’écrivain des « périphéries »  de la langue française par rapport à la Centrale académique parisienne. La question du « voleur » et du « violeur » fut alors évoquée, relative à un certain complexe des auteurs francophones, souvent exacerbé par une condescendance non moins certaine de la métropole linguistique. À quoi Jean Bofane répond ici, sans même le chercher probablement, en voleur et en violeur avéré, sourcier d’expression métissée mais nullement folklorique ou régionaliste, mimant bel et bien la langue-geste du français vivant actuel. 

3.Du pleurer-rire 

Ce roman évoque à la fois le Candide de Voltaire et le Cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Côté comédie, la trajectoire de l’ekonda Isookanga , assimilant les discours de la technologie et de la globalisation, rappelle la satire de L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier gorillant la langue des médias et des marques,  ou celle du non moins mémorable Duluth de Gore Vidal jouant sur la confusion volontaire de la réalité et de la fiction - ainsi les personnages revisités d’un feuilleton genre  Dallas évoluaient-ils entre l’écran de la télé et la vie réelle.  D’une manière analogue, Jean Bofane obtient de vertigineux effets comiques en faisant zigzaguer son protagoniste entre jeux vidéo figurant explicitement la réalité africaine et faits avérés de celle-ci à l’état quasi brut.

En lisant le roman de Jean Bofane, dont le nom complet est In Koli Jean Bofane (In Koli signifiant La Blessure), on se rappelle aussi le beau titre du beau livre d’Henri Lopes, Le Pleurer-rire.  Comme dans le Candide de Voltaire, où les notes tragiques ne manquent pas, comme chez Rabelais sur fond de pestes et d’étripées religieuses, comme chez Céline hanté par la guerre et la mort, le rire cohabite ici avec l’horreur à vous tirer parfois des larmes qui ne sont pas de crocodiles.

Côté comédie, à l’instar de Nasredine, du brave soldat Schweyk ou du Makar de Platonov cherchant le « chemin de la révolution » entre sables et steppes, le Pygmée de Bofane, conteur-griot, est un vrai personnage à tournure populaire qui fera rire tout le monde. 

On rit ainsi, sans trop de retenue politiquement correcte quand il « tringle » bonnement la malheureuse africaniste Aude Martin, laquelle l’a véritablement cherché en le suppliant de lui faire partager la « souffrance de l’Afrique », et qui se retrouve culbutée, martelée à coups de reins et battue comme plâtre au point de faire surgir les voisins à la rescousse, mais tellement heureuse en fin de compte. Et l’on rit pareillement en assistant aux cultes pompes-à-fric de l’ancien catcheur Monk devenu révérend Jonas Monkaya, mandaté par le Seigneur afin de faire fructifier les comptes de la société Paradizo S.A. 

Quant au pleurer, ce seront les femmes et les enfants d’abord qui le susciteront, pour lesquels La Blessure demande incidemment réparation…C’est par exemple l’histoire, filée en flash back, de la jeune Shasha la Jactance, naguère enfuie avec ses petits frères du lieu où les siens ont été massacrés. Comme toutes les femmes du roman, le personnage fera front  en dépit de son jeune âge, quitte à prendre sa revanche quand tel abject officier balte de l’ONU, combinant trafics louches et pédophilie, en fait sa petite esclave sexuelle juste bonne à assouvir ses fantasmes. De façon semblable, cette autre rescapée des horreurs de la guerre du Kivu qu’incarne Adeïto, elle aussi esclavagisée mais par un chef de guerre tutsi recyclé dans l’Administration kinoise, se venge finalement en abandonnant son monstrueux conjoint à la foule déchaînée qui lui fait subir le fameux supplice du pneu enflammé. Ce que le lecteur ne pleurera point, se rappelant les supplices pires encore que ce Kiro Bizimungu, dit Commandant Cobra Zulu, a fait subir durant la contre-offensive du FPR. 

4. L’algorithme « originel »  

L’explication du titre de ce roman grave et grinçant, en sa face sombre, se trouve à la page 271 : « L’algorithme Congo Inc. avait été imaginé au moment de dépecer l’Afrique, entre novembre 1884 et février 1885 à Berlin. Sous le métayage de Léopold II, on l’avait rapidement développé afin de fournir au monde entier le caoutchouc de l’Equateur, sans quoi l’ère industrielle n’aurait pas pris son essor à ce moment-là.Avec la sécheresse d’un rapport, l’auteur détaille ensuite les « contributions » de la Congo Inc. à la Grande Guerre et au second conflit mondial puis  à la destruction d’Hiroshima et Nagasaki (avec l’uranium de Shinkolobwe), à la guerre du Vietnam ou aux  applications plus récentes. « Les consommables humains pouvaient également prendre part à des basses besognes et à des coups d’Etat », précise l’auteur, avant d’enchaîner : « Fidèle au testament de Bismarck, Congo Inc. fut plus récemment désigné comme le pourvoyeur attitré de la mondialisation, chargé de livrer les minerais stratégiques pour la conquête de l’espace, la fabrication d’armements sophistiqués, l’industrie pétrolière, la production de matériel de télécommunication high tech ». 

Ce passage explicitement géo-politique est inséré, avec un naturel étonnant,  dans le cours de la narration dramatique du chapitre intitulé Game over, consacré au génocide des tutsis et à la contre-offensive de ceux-ci vécue par Kiro Bizimungu, qui vient d’apprendre qu’il est en passe d’être livré à la justice internationale. Auparavant, des scènes d’une violence hallucinante, sinistre pendant inversé du premier génocide, auront illustré cet aspect collatéral des « consommables humains » sacrifiés à la cause de la Congo Inc. 

5. Le Vieux

Un vrai romancier se reconnaît à cela qu’il va partout, se mêle de tout, parle toutes les langues et endosse tous les âges : tel est In Koli Jean Bofane. Au nombre des plus beaux épisodes de son nouveau roman, il faut relever la scène magnifique du Vieux Lomama découvrant, dans la forêt surmontée par la maudite antenne, la dépouille du léopard Nkoi Mobali, seigneur incontesté de la jungle visiblement déchiqueté par de vulgaires phacochères, au mépris de tout ordre naturel.  Choqué dans ses fibres les plus profondes, le chef ekonda, qui s’ennuie par ailleurs de son écervelé de neveu, décide alors de rallier Kinshasa pour alerter les autorités, l’ONU et possiblement le monde entier, voyant en l’assassinat  du noble fauve par une « coalition de phacochère », le signe des « prémices d’un événement tel que la fin du monde ou quelque chose qui y ressemblerait quand même un peu »…

Comme bien l’on pense, ce n’est pas dans une optique de sentimentalisme écolo convenu que Jean Bofane raconte le périple du Vieux Lomama, mais là encore sur le ton de la fable et sur un fond de vérité qui fait pièce au cynisme aveugle des prédateurs. L’arrivée de Vieux Lomama à Kinshasa, ses retrouvailles avec son neveu finalement content de le retrouver, et le retour de la belle paire sous la canopée ne constitueront pas, pour autant, un happy end lénifiant, loin s’en faut puisque le mal court, toujours, un peu partout… 

Entre tendresse profonde et révolte combien légitime,  In Koli Jean Bofane nous offre, avec Congo Inc. Le Testament de Bismarck, une magistrale transposition romanesque de la réalité contemporaine, non seulement congolaise mais africaine et mondiale, relevant à la fois du conte tragi-comique et de la fable polémique, de la réflexion politique et du constat catastrophé, enfin de l’increvable pari humain que n’en finit pas de relancer la vraie littérature.

In Koli Jean Bofane. Congo Inc. Le Testament de Bismarck. Actes Sud, 293p.

 

Exergue : « Le nouvel Etat du Congo est destiné à être un des plus importants exécutants de l’œuvre que nous entendons accomplir » (Le chancelier Bismarck, en clôture de la conférence de Berlin, février 1885)


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