Un rien de vague à l’âme, un soleil trop fort, un soupçon de paresse, peut-être, qui retient le jardinier dans son fauteuil quand il devrait arpenter les allées de son courtil à la recherche de la mauvaise herbe qui s’épanouit immanquablement au milieu de ses platebandes de fleurs ou dans l’ombre des tendres feuilles de ses laitues romaines, à moins que ce ne soit l’absence de mon chat César dévoyé sans aucun doute en quelque fougueux sabbat depuis deux jours et deux nuits entières, quoi qu’il en soit, un réel manque d’ardeur m’incite à choisir le canapé et à glisser dans le lecteur de disque l’enregistrement de Paul Lewis des sonates D784, 958, 959 et 960 de Franz Schubert. Ce dernier se rêvait en Beethoven mais, doutant de lui, il s’est toujours gardé des grandes idées et des grands emballements. Il s’est révélé ainsi l’un des plus merveilleux chantres des sentiments et des émotions qui émaillent la vie. Paul Lewis rend avec délicatesse le thème principal aussi dépouillé qu’une esquisse du premier mouvement de la sonate en la mineur. Sans s’égarer pour autant dans le lyrisme factice du thème secondaire qui ne fait d’ailleurs que passer comme s’évanouit le mirage à l’arrivée du voyageur. L’andante entraîne alors celui-ci sur des chemins contrastés tout en nuances et en douceurs envoûtantes tandis que la mélodie s’assombrit peu à peu jusqu’à devenir presque étouffée par la violence des sensations. Le rythme impétueux de l’allegro vivace repousse définitivement l’idée d’une clôture apaisée et sert d’introduction à la sonate en do mineur qui suit. L’allégro n’en est en effet guère joyeux mais au contraire abrupt, nerveux, empreint d’échos dramatiques. Paul Lewis sait bien donner aux courts passages chantants l’atmosphère d’agitation fébrile et menaçante qui prépare l’adagio. Bâti de modulations surprenantes au rythme bousculé par des triolets de doubles croches toujours périlleux pour l’interprète, le mouvement ne retrouvera guère de sérénité. Le menuet pourrait conduire enfin vers quelque danse sinon badine mais du moins souriante Il n’en est rien. L’allégro final est bien autre chose qu’une tarentelle et se rapproche de la mascarade qui se déploie cependant avec retenue sous les doigts du pianiste. Comme si la peur du silence qui va ponctuer le dernier accord emportait la musique dans un perpétuel mouvement, une fuite en avant vers le néant, incohérente et sans forme. Presque névrotique derrière la façade d’un pur classicisme. En réalité, on ne peut écouter Schubert pour "passer le temps" même si l’élan lyrique de l’interprétation de Paul Lewis aide magnifiquement à en surmonter les difficultés. Le mieux est encore de laisser la musique s’écouler librement. Elle n’en éclairera que davantage les recoins mélancoliques de l’âme la plus morose. (Franz Schubert / Sonates pour piano D 784, 958, 959, et 960 / Paul Lewis chez Harmonia Mundi)
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