La brume s’est à peine levée au-dessus de mon courtil lorsque Joseph, l’homme de main, selon elle, de mon amie Marthe Dumas du Mas du Goth, frappe à la porte de la cuisine. « Elle vous fait porter du lapin ! »Et il extrait de son cabas un plat encore tiède où trônent deux cuisses de lapin sur un lit de Granny Smith qui exhalent de bonnes odeurs de crème fraîche, de cidre et de calvados. Je ne peux que lui offrir une tasse de mon mélange de malabar moussonné du Viêt-Nam et de Kwilu du Congo pour le remercier. En réalité, il veut surtout me parler de notre amie commune. « Elle oublie tout. Elle fait n’importe quoi. » Je me récrie. Il insiste : « Hier soir, elle a même mis le camembert dans le réfrigérateur ! » Et il ajoute en hochant la tête d’un air entendu : « Elle a l’Alzheimer ! » Je le rassure comme je peux avec les quelques mots savants que j’ai pu glaner ici ou là et surtout l’argument qui doit plus au bon sens qu’à la science : « Vu son âge avancé, elle aurait développé les symptômes depuis longtemps. » Il repart à demi rassuré après avoir glissé une caresse du bout des doigts sur l’échine de César accouru pour le saluer comme il se doit. Hélas, mon argument est des plus fallacieux. Selon les chercheurs qui trouvent, plus on prend en compte les facteurs de risque conduisant à la maladie tels que les accidents cardio-vasculaires, plus on allonge l’espérance de vie des sujets et plus on leur donne ainsi la possibilité d’atteindre l’âge où la dite maladie se développera. Que choisir ? Mourir jeune d’une embolie pulmonaire ou mourir vieil amnésique ? Les savants qui hantent les centres d’étude sur la mémoire hésitent. Il y a tant de raisons d’oublier. Les terribles années partagées avec une précédente épouse, le petit qui fait ses dents et pleure toute la nuit, la mauvaise humeur d’un chef irascible dès huit heures du matin, un accident de la circulation au carrefour de l’Odéon avec la rue de Condé, un coup de marteau sur les doigts en voulant planter un clou dans le mur du salon pour y accrocher le portait de la belle-mère. Les exemples sont innombrables et racontent, à chaque fois, une aventure individuelle. Celle d’Henri parti chercher des allumettes et revenu vingt années plus tard à l’heure du repas du soir est édifiante. « C’est moi ! dit-il en posant ses clés sur le guéridon de l’entrée. Hélas, sa femme a oublié qu’il aime la blanquette. Le drame est inéluctable. Pour éviter de tels désagréments et conscients des dangers de la dilution avec le temps de la qualité de leurs ouvrages, les auteurs ont d’ailleurs abandonné leur transmission aux générations futures par voie orale. Depuis le Moyen-âge, ils les transcrivent sur du papier et chacun peut ainsi les consulter facilement dans les librairies du coin de la rue ou, au pire, dans des bibliothèques obscures et poussiéreuses. Avec l’arrivée de la modernité et du progrès, ces textes sont désormais informatisés et remisés dans de grands ordinateurs qui les transmettent, à la demande, à des tablettes dites de lecture. Mais qu’en restera-t-il dans vingt ans ? Dans Cent ans ? Tout aura disparu par effacement naturel des données et vétusté des techniques et des matériels. Tout sera définitivement tombé dans les oubliettes de l’Histoire. Pour y pallier, il faudrait retrouver les pratiques de l’homme de Cro-Magnon dont on admire encore les œuvres trente mille ans plus tard. Il faudra évidemment faire des choix car toutes les publications ne méritent pas de passer à une aussi longue postérité. Quoi qu’il en soit, en attendant que soit créé un éventuel prix Lascaux de la littérature doté d’une gravure gratuite dans une grotte périgourdine, les scientifiques sont formels. À la question peut-on être frappé d’amnésie administrative ? La réponse est sans ambiguïté : oui, à condition d’être député. Car c’est ainsi que le monde marche joyeusement vers son avenir radieux.
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