Magazine Journal intime
Fisher King
Publié le 22 mai 2008 par CorckyJuste un petit billet pour te parler de monsieur G.
Tu te souviens de monsieur G?
Ce type qui avait tout raté, même son suicide?
Ce mec qui remonte, lentement mais sûrement, la pente de la bibine et de la jungle urbaine?
La dernière fois que je t'en avais parlé, il avait reçu une lettre de son fils.
Monsieur G, il l'a jamais vu, son fils, vu que sa femme l'a quitté quand le môme avait six mois.
Du coup, il flippait grave, rapport à la lettre, dans laquelle le fiston l'appelait "papa" et tout ça.
Eh ben hier soir, monsieur G, il a entendu la voix de son gamin pour la première fois.
C'était à la cafétéria, il essayait de réparer son téléphone portable qui avait l'air de ne plus marcher, il n'arrêtait pas de grincer des dents et de grommeler "putain de bordel de merde de téléphone de mes couilles".
Je me suis approchée de lui, avec prudence, parce que moi, quand mon téléphone se met à déconner, personnellement, je le balance contre un mur en beuglant "Potemkine! Potemkine!" et je décapite tout ce qui passe à ma portée.
- Ben, ça va pas, monsieur G?
- Ah, l'emmerdeuse. Non, ça va pas. C'est ce téléphone à la con. Y marche plus.
- Donnez voir.
J'ai tripatouillé un peu le bastringue, un modèle récent de chez nos amis les Suédois, qui s'obstinait à afficher le logo d'un célèbre opérateur français (grâce auquel "le monde s'enfile, et pas vous") même quand on appuyait sur la touche "arrêt".
Quand ça m'a trop gavée, j'ai retiré la batterie, je l'ai remise à sa place, pouf pouf, et barbatruc, tout le bordel s'est remis en marche.
C'est là que ça s'est mis à sonner.
Monsieur G, il a vu le numéro qui s'affichait et il a tiré une gueule de trois kilomètres.
- Quoi? C'est votre percepteur?
- Nan.
- Votre agent de probation?
- Nan.
- Oh non!
- Quoi?
- Putain, non...
- Mais quoi?
- Ne me dites pas...
- Mais QUOI, bordel?
- Ne me dites pas que c'est votre mère.
- Ah ah. J'me marre. Nan. C'est mon ex-femme.
- Ben...décrochez.
- J'hésite. Chaque fois qu'on se parle, elle gueule.
- C'est pas si grave. Si elle gueule trop fort, vous me la passez., je lui expliquerai que ces vingt dernières années, vous étiez maqué avec une polonaise qui s'appelle Żubrówka.
FInalement, il a décroché (peut-être que c'est le coup de Żubrówka qui l'a décidé, je sais pas).
Je me suis un peu éloignée, mais monsieur G, il a réglé le son au maximum, du coup tout le monde profite de ses conversations, alors j'ai pas pu faire autrement que d'entendre (je te jure que c'était pas intentionnel).
- Allô?
- Je te passe ton fils.
Juste ça.
Je te passe ton fils.
Elle rigole pas, la bourgeoise de monsieur G.
Elle l'a mauvaise, rapport au fait qu'il a fréquenté Żubrówka pendant si longtemps (un genre de liaison fatale) et qu'à cause de ça, il a pas été foutu de mettre du beurre dans leurs épinards.
- Allô? Papa?
- .....
- Allô?
- Gromflzx.
- Je peux pas parler longtemps. Je suis au volant, là, je conduis, et maman elle aime pas que je parle en conduisant.
- .....
- P'pa? T'es là?
- ....
- Allô?
- Conduis prudemment. Ta mère a toujours eu un peu peur en voiture. Rappelle-moi tout à l'heure.
Et il a raccroché.
Pas pu en placer une de plus.
Trop de larmes qui lui bloquaient la pomme d'Adam.
C'est marrant, comme les larmes bloquent la pomme d'Adam, t'as jamais remarqué? Comme s'il y avait un canal mystérieux qui relie le coeur, la tête et la gorge.
Monsieur G, il a posé son téléphone sur la table, il m'a regardée, il m'a attrapé le poignet tout en douceur, et il m'a fait un vrai baise-main.
Classieux, le baise-main.
Au passage, il m'a mouillé les doigts avec ses larmes, mais c'était pas grave.
- Vous savez quoi, l'emmerdeuse?
- Non (moi aussi, j'avais la pomme d'Adam qui commençait à jouer à l'ascenseur).
- Vous me faites du bien.
Vous aussi, m'sieur G.
Putain.
Vous aussi.