« L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. – Après-midi piscine. » Kafka (Journal, 2 août 1914) Vivement la guerre ! Ce n'est pas si simple de déclencher les hostilités, il erre, Allan Beffroi, dans ce Paris défait, aurais-je les paupières cousues ? Vivement la guerre... Il repense à cette phrase de Kafka et il sourit. Un sourire penché d'outre-tombe un peu cinglé, sa peau se tire, et ses paupières se décousent enfin : mais c’'est si grisâtre, à t'en donner la nausée... Il suffit parfois d’une phrase de Kafka, et tu te découds, tes yeux respirent, mais voilà, je préférais lorsqu'ils étaient fermés, mes yeux, je préférais regarder le film de mon inconscient, fais un putain de choix, Beffroi... il faut sortir de soi ! Mais à quoi bon, manquerait plus que ça : devenir un joyeux, un épris, un souriant béat, un hippie à la con, un optimiste, n'importe quoi. Ne fais pas semblant, ne fais pas ! Rue de Douai, Allan Beffroi pourrait marcher à l'envers, gratuitement, et grimper aux arbres de ce square poisseux comme un singe, tu pourrais faire machine arrière, remonter le temps, te retrouver coincé dans une vieille carte postale jaunie qui daterait de 1914 où l'on t'apercevrait souriant au beau milieu de la Place Clichy, les paupières décousues... Vivement la guerre ! Beffroi réussit à retirer 20 euros au distributeur, quelle soulagement, j'ai littéralement explosé mon découvert, quelle joie de ne pas avoir de fric lorsque tu vis dans une ville telle que Paname… Allan pratique un peu l’ironie, mais pour lui.
Il s’assoit sur un banc entre Blanche et Pigalle. Il fouille dans une poche de son blouson, il y trouve une cigarette tachée, merde pas de feu ! Il demande à un vieux punk âgé de 53 ans de s'approcher un peu. T'as pas du feu ? Si, attends... tiens, mon gars, j'ai des allumettes, ha ! t’as vu ! c'est rare des allumettes mon gars ! Merci m’sieur. M’appelle pas comme ça, toi t'as pas une clope, s'te plaît ? Je fume la dernière, désolé. J'te crois pas, petite merde. D'accord, me crois pas... et taxe ta chienne de mère vieux keupon mendiant qu'a oublié d’crever d'une overdose, lui répond Allan Beffroi, qui peut se permettre de parler de cette manière car, bien entendu, le type ne tient plus debout, il suffirait de le bousculer un peu pour qu’il s’écroule illico sur cette pisseuse piste cyclable… Soudain quelqu'un siffle. Allan relève la tête, j'espère que c'est pas pour moi, j'ai horreur de ça qu'on m' siffle, c'est pas sérieux, ça se fait pas de siffler les gens. De l'autre côté du boulevard, près de la petite station-service, une fille le fixe en souriant. Où est-ce que je l'ai vue celle-ci, dans une soirée ? Elle continue de le regarder sans cligner les yeux… Elle l’allume on dirait, c’est ce qu’il croit lorsqu’elle se met à masturber le pistolet de distribution de la pompe à essence, mais pourquoi elle fait ça cette conne ? Où est-ce que je l’ai vue… Alors il traverse le boulevard, se dirige calmement vers elle, il se la joue, et il l’esquive au dernier moment, il s’engouffre en ricanant dans l’épicerie rebeu située juste à côté de la station, il en ressort deux minutes plus tard avec deux canettes de bière, il s’approche de la fille, il lui en offre une, elle répond thank you Allan. Il la remet, c’est une Anglaise, étudiante, qu’il avait draguée un soir qu’il bossait dans un bar de la rue de la Jonquière, il l’avait fait boire, elle avait attendu toute seule au comptoir qu’il ferme enfin, il avait baissé le rideau de fer, le cuisinier venait de partir, ils avaient bu six shots de kiss cool (vodka + get 27), s’étaient tapé deux fois deux traces de coke, s’étaient tripoté un peu sur un tabouret fragile, il lui avait bouffé les seins pendant qu’elle lui massait le cuir chevelu, puis il s’était mis à faire la caisse et ils étaient enfin sortis, et même qu’ils avaient chanté bras dessus bras dessous dans la rue de Brochant des chansons de Joy Division et de Happy Mondays (puisqu’elle est native de Manchester), ah ouais j’m’en souviens, ensuite il l’avait ramenée chez lui, et il l’avait enculée, même si au début la fille n’était pas trop d’accord, puis ils avaient causé, faut bien parler un peu après ces choses-là… Et là, il la retrouve ! Bizarre… Qu’est-ce tu deviens ? heu… je ne me souviens plus de ton prénom… désolé. Moi je me appelle Eris et toi c’est Allan, je me souviens que tu m’avais fait mal à mon cul. Oui exact, ça me revient. Et après on a discuté, tu te souviens ? et je t’ai montré mes carnets, tu te souviens de eux ? je avais écrit dedans en français, comme Beckett, tu le aimes Beckett, je sais que tu le aimes ! tu m’avais dit ! Oui, beaucoup. Mes textes, ils racontent le sommeil de mes amants, quand ils parlent dans la nuit quand ils dorment et tout, tu te souviens, asshole ? Peut-être… Et ben tu les as volées mes phrases ! the Truth ! pas toutes mais tu en as pris beaucoup ! je les ai vues dans ton dernier livre, plagiaire ! je les ai reconnues ! fils de pioute ! c’est pas cool ! Que répondrait Debord dans ces moments-là, se demande Allan, ou De Niro, ou le chat bleu, ah, tout se mélange… You talkin’ to me ? you talkin’ to me ! What ? pourquoi tu me demandes… oui bien sûr que j’te parle ! y’a personne d’autre ! t’es bête ou quoi… j’étais très en colère contre toi, très !… Dis-donc ma petite, moi je dis que ça ne se fait pas de retranscrire les rêves et les paroles des garçons que tu viens juste de baiser, c’est pas bien, c’est du vol, pirate-pute ! ils te l’ont donné, leur autorisation ? alors ? ah ! voilà ! la gueule que tu tires ! ah ! t'as pas le droit de faire ça, alors maintenant stop ! Je ne vois pas le rapport… t'as une dette envers moi... alors je vais te suivre, asshole, je te suivrai everywhere plagiaire ! Je remonte à pied la ligne 2, si ça t'intéresse, j’veux bien que tu m'accompagnes, mais tu vas très certainement t'emmerder à mort avec moi... Je m'en fous, plagiaire ! Quelques minutes plus tard, on peut les voir qui marchent en buvant leurs bières. Ils sont silencieux, pour le moment, et Allan sait bien qu’il devra se coltiner cette fille pour un temps.