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Mémoire vive (33)

Publié le 16 octobre 2014 par Jlk

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L'écriture me tient lieu, et de plus en plus, d'exercice spirituel. Ecrire pour savoir ce qu'on pense, comme le disait Emmanuel Berl, mais pas seulement: écrire pour penser ce qu'il y a à savoir.

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"Travailler n'est rien d'autre que transformer ce qui meurt en ce qui continue" Ludwig Hohl)        

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Il y a, dans  les Notizen de Ludwig Hohl, un noyau de pensée réellement plus vivifiant, pour moi, que chez un Haldas ou même chez un Kraus. C'est de la pensée en train de se penser, si j'ose dire, un peu comme chez Rozanov mais sans la grâce ailée de celui-ci.

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Il s'agit d'être attentif au réel. Et de bien distinguer le réel de la réalité. Penser à Ludwig Hohl et à sa façon de travailler le réel après l'avoir extrait de la réalité, comme on le ferait d'une pierre précieuse arrachée au tout-venant.

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Ludwig Hohl: "Travailler n'est rien d'autre que transformer ce qui meurt en ce qui continue".

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Je regarde les phrases. Je regarde ces phrases. Je ne sais comment elles me viennent, mais les voici toutes faites. Par exemple en me réveillant tout à l'heure, cette phrase me vient: "Et Léon Bloy trépigne dans son coin". Et tout de suite après: "J'aime voir un grand écrivain catholique trépigner dans son coin". Et je me dis que cette apparition des phrases, comme les images surgies des rêves, a quelque chose de mystérieux. Or je me demande si la recherche avance à ce sujet. En Amérique peut-être ? Je veux dire: en Amérique du sud, malgré la disparition prématurée de Francisco Varela ?   

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Le gâtisme est une manifestation de l'imbécillité humaine qui remonte à la plus haute Antiquité, souvent liée à l'altération des facultés de l'individu Madame ou Monsieur, donc souvent admis avec un certain sourire, même si taxer quelqu'un de gâteuse ou de gâteux ne relève pas vraiment du compliment.

Il en va tout autrement du jeunisme (ou djeunisme) qu'on ne saurait attaquer de front sans passer pour chagrin voire sénile. Le jeunisme pourrait être dit l'affirmation gâteuse de la supériorité de la jeunesse, mais il ne faut pas trop le claironner. Il faut dire que le djeunisme découle de la source même du Progrès. Beaucoup plus récent et probablement aussi répandu  à l'heure qu'il est que le gâtisme,  le jeunisme est apparu et s'est développé au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, essentiellement dans les pays riches, à commencer par l'Occident. Le jeunisme s'est en effet imposé avec l'avènement de la nouvelle catégorie sociale qu'est devenue la jeunesse dans la deuxième moitié du XXe siècle, bénéficiant d'un minimum de liberté et d'argent de poche qui faisait d'elle, désormais et pour la première fois de l'Histoire, un nouveau client. Incidemment, le jeunisme consiste essentiellement à flatter ladite jeunesse en tant que nouvelle clientèle et qu'image idéalisée de l'Humanité nouvelle. Le jeunisme n'a rien à voir avec l'amitié que la jeunesse mérite au même titre que toute catégorie humaine aimable. Le jeunisme est menteur et démago. À bas le jeunisme ! À bas les jeunes se croyant supérieurs aux vieux ! À mort les vieux se la jouant "djeune".

L'esprit du jeunisme est sectaire et tribal alors qu'il se croit universel - c'est à vrai dire une sorte de provincialisme dans le temps. Le grand poète catholique anglais T.S. Eliot (on peut être Anglais, catholique et poète) estimait que s'est développé, au XXe siècle, une sorte nouvelle de provincialisme qui ne ressortit plus à l'espace mais au temps. Ce provincialisme dans le temps nous cantonne pour ainsi dire dans l'Actuel, coupé de tout pays antérieur. Il est devenu banal, aujourd'hui, de pointer l'amnésie d'une partie de la jeunesse actuelle alors même qu'on invoque à n'en plus finir le "devoir de mémoire". Mais est-ce à coups de "devoirs" qu'un individu découvre le monde qu'il y a par delà sa tribu ou sa secte ? Je n'en crois rien pour ma part, et d'abord parce que je refuse de me cloîtrer dans aucune catégorie bornée par l'âge. Charles-Albert Cingria disait qu'il avait à la fois 7 et 700 ans et je ressens la chose en profondeur. La littérature a tous les âges et reste jeune à tous les âges. Il saute aux yeux que le vieil Hugo ou le vieux Goethe sont plus jeunes que les jeunes gens qu'ils ont été. Or je vois aujourd'hui que les provincialisme dans le temps n'est pas l'apanage du jeunisme mais affecte, en aval, une réaction à celui-ci qui confine à un nouveau gâtisme. On voit en effet se répandre, surtout en France, la conviction que plus rien ne se fait de bien, notamment en littérature, chez les moins de 60 ans. Tout le discours de Modernes catacombes, de Régis Debray, s'appuie sur ce constat désabusé. Après nous le Déluge ! Godard dit à peu près la même chose du cinéma. Et je m'exclame alors: à bas la gâtisme ! Mort aux vieux se croyant supérieurs aux jeunes !  

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Il y a dans mes livres un chant, Max me dit « une chanson », Bona me disait « une litanie », que je dois préserver, relancer et cultiver. Cultiver mon chant: c'est le cas de dire...

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Les nouvelles d'Olive Senior sont tout à fait remarquables, où je retrouve des traits de Faulkner (notamment du Bruit et la fureur et de Tandis que j'agonise) et de Naipaul dans sa façon de rendre les atmosphères (avec une présence très forte de la nature et des éléments, du ciel et des nuages), la magie des lieux et le poids des mentalités, autant que par la présence intense de ses personnages, surtout des enfants et des femmes. La première nouvelle du recueil, Eclairs de chaleur, est immédiatement saisissante par son évocation d'une menace planant sur un jeune garçon convoité par un vieux type louche, dans une maison qui dégage une espèce de mystère trouble accentué par le regard d'un tiers, mentor rasta de l'enfant qui sait ce qui menace celui-ci...  

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Dans L’échappée libre, j’ai pensé les enchaînements selon la technique cinématographique des enchaînements de plans, telle que me l'évoquait Alain Cavalier. Les fragments ne sont pas juxtaposés de manière arbitraire, mais agencés les uns par rapport aux autres dans une construction pensée, à tout le moins sentie. Couper court à toute liaison convenue, courir à la clairière par des raccourcis.

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Les Mémoires d'une vie d'Anna Dostoïevskaïa sont bien plus que les souvenirs d’un bas-bleu :  un prodigieux témoignage sur les conditions parfois terribles dans lesquelles Dostoïevski a écrit, en peu d'années, Crime et châtiment et Le Joueur, L'Eternel mari, Les Possédés et Les Frères Karamazov.

La première évocation de la vie de famille à Saint-Pétersbourg, littéralement pourrie par le beau-fils imbécile de FD, véritable peste de parasite crampon, relève du roman, et la suite des années « à l'étranger », de Dresde à Genève, avec l'épisode tragique de la naissance de la première petite fille morte en très bas âge, puis de Vevey en Italie, est également captivante et poignante. Soucis financiers incessants, évidemment aggravés par la passion du jeu de l'écrivain - qui y renoncera finalement durant ses années -, peines liées à l'exil, difficultés d'adaptation fréquentes chez les Russes: tout est remarquablement détaillé et jamais édulcoré par la distance des années. C'est plus qu'un document exceptionnel: c'est une oeuvre en soi.  

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Le sentiment d'extrême solitude que je ressens est probablement lié à ma nature à la fois hypersensible et indomptable. « Il est affreux », disait de moi l'oncle H. quand je n'avais que dix ou onze ans, ma première période de folle volubilité. Et cela m'est resté: beaucoup pensent toujours de moi que je suis affreux, compliqué, impossible caractère, teigneux, vindicatif, infréquentable en somme. Et quoi de vrai là-dedans ? Je ne sais pas. Sans doute faudrait-il le demander à ma bonne amie qui, elle, me connaît un peu. Quant à moi je me vois à vrai dire autrement: plutôt gentil, plutôt aimant - plus aimant qu'aimé probablement, sauf par ma bonne amie et nos deux enfants.

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Ne plus être dépendant que de l'amour. Les amourettes, c'est de la couille.

 

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En découvrant hier, dans le New Yorker, un long papier de James Wood évoquant sa première interview avec V.S. Naipaul, qui se montra exécrable mais le rappela, le surlendemain, après la parution de son entretien, pour se montrer plus aimable, j'ai trouvé confirmation de ce que Lieve Joris m'a raconté à propos de l'irascible grand écrivain. Or ce caractère de sanglier se retrouve dès les premières pages d'Entre père et fils, le recueil de lettres qu'il a échangées en ses jeunes années avec sa famille dès son départ de Trinidad à Londres, où l'on découvre la belle relation d'amitié et de complicité professionnelle qu'il entretenait avec son paternel également écrivain.

 

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J'ai publié hier, sur Facebook, les Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis, auxquelles j'ai eu l'idée d'apporter mes retouches à l'attention particulière de Max le Bantou, et  voilà ce que ça donne:

DK. - Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.

JLK. - Tâchons de parler ensemble, un de ces soirs, de ce qu'est réellement une idéologie...

DK. - Tiens-toi à l’écart des princes.

JLK. - Toi qui m'a sommé de m'acheter une cravate pour approcher le gouverneur du Katanga, en septembre dernier à Lubumbashi, comment pourrais-je t'en vouloir d'en avoir appris un peu plus, ce jour-là, en observant de près Moïse Katumbi ?

DK. - Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.

JLK. - Si ta langue est vivante elle devrait être assez forte aussi pour intégrer toutes les formes de langage, ne serait-ce que par l'ironie. Même de la novlangue des SMS et des Tweets on peut faire son miel sur Facebook et ailleurs.

DK.- Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.

JLK. - Sourions, mon ami, des gendelettres qui se croient "plus fort" tout en craignant de se mesurer à Goliath alors que David l'a fait sans plume...

DK. - Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.

JLK. - Sourions, mon ami, à ceux qui se disent plus faibles que les divisions de Staline - c'est encore une forme de vanité.

DK. - Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.

JLK. - À toi qui sais qu'écrire est une utopie en mouvement et le projet de chaque jour, je filerai tantôt la variation claire-obscure de Michel Foucault sur le corps considéré comme une utopie habitable...

DK. - Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.

JLK. - Nous pourrions aussi parler de cette notion de fierté, un de ces soirs, et de ce qui autorise un écrivain à qualifier les gens de "populace".

DK. - Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.

JLK. - À toi qui viens d'un pays où la "promotion canapé" et le "piston" font partie des procédures d'avancement, je n'ai pas de conseil à donner, mais cette notion du "privilège" social mérite discussion...

DK.- Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.

JLK. - Là, je trouverais intéressant, Maxou, que nous parlions des écrivains africains politiquement engagés genre Mongo Beti et de ce que nous trouvons encore chez eux de bien éclairant en dépit de leur vocabulaire daté et de leurs préjugés de militants - je te vois sourire d'ici en retombant sur les lignes assassines du Rebelle de Mongo Beti contre Ahmadou Kouroma.

DK. - Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».

JLK. - Le mieux serait de penser que toute maxime, comme une médaille, a un revers, en vertu de quoi l'on pourrait dire que "qui rate le but rate aussi tout le reste".

DK. - N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.

JLK. - C'est un préjugé littéraire d'époque que de décrier, après Mallarmé, l'universel reportage. Balzac est-il écrivain ou journaliste quand il écrit Illusions perdues, géniale peinture de l'expansion industrielle du journalisme ? Les notes respectives que nous avons prises à Lubumbashi sont-elles d'écrivains ou de journalistes ? Le mieux serait de relire les entretiens de Jacques Audiberti avec Georges Charbonnier où l'écrivain-poète-journaliste-dramaturge distingue nettement les degrés divers d'implication de ce qu'il appelle l'écriveur, l'écrivant et l'écrivain.

DK. - Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

JLK. - Méfions-nous des frilosités esthètes des gendelettres qui ont peur des chiffres et des discours auxquels ils prêtent évidemment trop d'importance.

DK. - Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

JLK. - Pour ma part, mais je n'ai pas besoin d'insister avec un loustic de ton genre, j'irais plutôt fourrer mon nez partout et sans chercher le progrès nulle part puisqu'il va de soi quand on travaille.

DK. - Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse. Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme. etc : tu as mieux à faire.

JLK.- Je ne sais absolument pas ce que tu aurais "de mieux à faire", étant établi que j'ai perdu mon temps à m'occuper l'esprit et le corps de toute sorte de sujets (de l'étude des fourmis à la gnose ou de la poésie t'ang à la webcamologie pathologique) qui m'ont tous apporté quelque chose y compris moult rejets et moult égarements momentanés.

DK. - Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.

JLK.- Méfie-toi des maximes littéraires équivoques style "l'imagination est soeur du mensonge" qui ne rendent compte ni de la réalité de l'imagination ni de celle du mensonge.

DK. - Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.

JLK. - Georges Haldas me dit, lors de notre premier entretien (j'avais ton âge), qu'il y a "un diable sous le paletot de tout écrivain", donc attention aux associations sans recul ironique. Quant à la solitude, elle est parfois terrifiante (celle de Dostoïevski entouré de sa bruyante et ruineuse parenté) quoique pondérée par une présence douce (ce dragon d'Anna Grigorievna), mais n'en faisons pas un drame puisqu'on choisit d'écrire.

DK. - Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.

JLK. - À la fin de sa vie, ma mère préférait les films d'animaux aux nouvelles, et la cruelle Patricia Highsmith me dit qu'elle n'osait pas regarder la télé à cause du sang. Quant aux généralités sur "le pire" et "le meilleur", ce sont aussi des ingrédients utiles dans le pot-au-feu de l'écrivain.

DK.- Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.

JLK. - Le côté sentencieux de Danilo Kis est assez typique de la société littéraire de l'Europe de l'Est se frottant à la culture française. Mais on pourrait aussi trouver cette emphase chez les adeptes nudistes de certains écrivains-prophètes anglo-américains. Cela dit que me répondrais-tu si je te disais comme ça: "Ne crois pas les griots, car tu es griot".

DK.- Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.

JLK. - Danilo Kis ne doit pas bien connaître les prophètes, qui sont fondamentalement des bêtes de doute...

DK. - Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.

JLK. - Words, words, words, me répète volontiers notre amie la princesse bantoue à qui on ne la fait pas en matière de flatterie et, moins encore, de confusion des grades.

DK. - Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.

JLK. - Dans notre discussion prochaine sur les métaphores, n'oublions pas ces figures du kitsch littéraire: que l'écrivain est un mineur, un veilleur, un allumeur de réverbères, que sais-je encore que n'ont pas écrit Saint-Ex ou l'inénarrable Paulo Coelho.

DK.- Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.

JLK. - Cette crainte implicite de ce qui serait "perdu" pour n'avoir pas paru dans un journal est un autre signe de l'incroyable vanité littéraire, qui prend ici un relief particulier au vu du bavardage généralisé des médias.

DK. - N’écris pas sur commande.

JLK. - Si la commande du tiers recoupe la tienne, n'hésite pas à écrire même si c'est mal payé ou pas du tout.

DK. - Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.

JLK. - Parie au contraire sur chaque instant, car chaque instant participe de l'éternité, surtout vers la fin.

DK. - Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.

JLK. - Parie également sur l'éternité, car c'est sous l'horizon de la mort qu'on écrit de bons livres, dont l'éternité est la plus féconde illusion.

DK. - Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.

JLK. - Affirmer que "seuls les imbéciles sont contents" est une imbécillité comme nous en proférons tous à tout moment, mais il est vrai que l'insatisfaction est bonne conseillère, sans qu'on en fasse un procès du destin -un jeune écrivain n'a de destin que devant lui.

DK. - Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.

JLK. - C'est ça mon poney: tu es un élu. Il y a aussi des peuples élus. Et des sentences réversibles aussi creuses dans un sens que dans l'autre.

DK. - Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.

JLK. - Cette question de la trahison est délicate, parfois insondable. Dis-moi qui te dit que tu as trahi et je te dirai pourquoi il le dit. Ce n'est pas justifier du tout la trahison. C'est s'interroger sur la complexité humaine, à quoi s'attache la littérature. Iago en est un modèle, mais il en est mille autres aux motifs que la morale pourrait justifier parfois au dam des prétendus "fidèles".

DK. - Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».

JLK.- Marcel Proust dit à peu près que le génie est une affaire d'obstination, où l'esprit de suite est requis jusqu'à la bêtise. Tu peux écrire tout le temps sans écrire rien, ou progresser en t'abstenant: peu importe. L'esprit de suite est une fidélité fondamentale à ton "noyau". Tout le reste vient "après" ou "avec" mais ça viendra...

DK. - Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.

JLK. - Méfie-toi, Maxou, des préceptes et autres sentences dénués d'exemples. Qui sont ces gens "qui paient cher leur inconséquence" ? Et quel genre d'inconséquence ? Méfie-toi des abstraits !

DK. - Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.

JLK. - Remarque aussi que les conseils en disent souvent plus sur les conseillers que sur les conseillés..

DK. - Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.

JLK. - Là c'est la porte ouverte qu'on enfonce ! Mais il est vrai que cette question du relativisme est fondamentale à l'ère du nivellement généralisé - autre "généralité". Donc entendons-nous sur les notions de relativisme, de hiérarchie et de valeurs. À bas les généralités convenues !

DK. - Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.

JLK. - L'écrivain est un caniche, me disait le délicieux Marian Pankowski. Qu'il y ait donc, derrière la haie, un prince ou une accorte jouvencelle lui promettant un biscuit: il jappe et sautille. Quant à ne rien faire pour mériter quoi que ce soit, c'est encore la vanité qui parle. Restons purs: ce genre de postures...

DK.- Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.

JLK. - Tu m'intéresses, Maxou, parce que tu écris dans plusieurs langues à la fois, que la tienne rassemble en bouquet. Cette idée selon laquelle le bassa (auquel tu n'emprunte que des bribes d'expressions) ou le suisse allemand (dont les téléphones de ma mère m'ont éloigné à sept ans) seraient la meilleure langue du monde est une posture provinciale et finalement assez snob. On sourit déjà quand Sollers déclare que la langue française est la meilleure du monde. Et qui ne se contenterait que d'une langue ?

DK. - Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.

JLK. - Une fois de plus, ces balancements dialectiques entre "le pire" et "le meilleur" nous ramènent à la rhétorique binaire débile du BONUS et MALUS...

DK. - « Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)

JLK. - À quinze ans la parole biblique "les tièdes, je les crache" me bottait pas mal. Mais une digne maîtresse de piano, bien des années avant, m'avait déclaré un jour en penchant son chignon de mon côté: "Et maintenant, jeune homme, nous allons mettre les nuances"...

DK. - Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.

JLK. - Quels princes mon zoulou ? T'as déjà vu des princes ? Et pourquoi cette servilité ? Pour obtenir une subvention d'un fonctionnaire de la culture ? Non mais cette pensée est celle d'un valet !

DK. - Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.

JLK. - La question de la présomption liée à un mimétisme social doit-elle t'inquiéter au moment où tu commences une "carrière" ? Encore heureux que ton bon sens hérité de ta mère te préserve de ces gesticulations.

DK. - Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.

JLK. - Là, je sais que tu ne risques rien. La littérature des pays nantis devient de plus en plus "socialement inutile", c'est pourtant vrai, mais il y a plus grave puisque la littérature est irréductible à la notion sociale d'utilité

DK.- Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».

JLK. - Parie au contraire pour l'utilité fondamentale de ta littérature, sans penser à "la société" ou juste "par moments".

DK. - Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.

JLK. - Pense au contraire que tu es un membre aussi utile de la société que le Top Manager Daniel Vasella qui ne lira pas ton livre.

DK. - Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.

JLK. - Cette idée des "insectes nuisibles" ressortit à plusieurs idéologies et n'a plus à nous intéresser qu'en tant qu'entomologistes de la langue de bois ou de fer. Matière intéressante pour un écrivain.

DK. - Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des riches.

JLK. - Cela m'amuserait de te voir te mettre au sonnet. C'est une discipline rigoureuse qui vaudrait la peine de sacrifier quelques heures de zumba.

DK. - Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.

JLK. - Le président français de droite Georges Pompidou avait une bonne connaissance du mètre poétique, de même que le Président français de gauche François Mitterrand.

DK. - Aie en toute chose ton avis propre.

JLK. - On croit souvent que son avis est d'origine avec brevet déposé, alors qu'on l'a emprunté à tel ou tel qu'on admire ou qu'on aime bien. Quant à être tout à fait personnel, ça peut venir mais pas forcément. Beaucoup se fondent dans la masse, opinent du chef et du sous-chef, mais n'en pensent pas moins parfois.

DK.- Ne donne pas en toute chose ton avis. C’est à toi que les mots coûtent le moins.

JLK. - Montaigne donne son avis sur pas mal de choses, et c'est à lui que les mots coûtent le plus, même si le problème n'est pas là. Donc ne crains pas de lire Montaigne, mais la phrase de Pascal est également digne d'attention, dont chaque mot coûte aussi "le plus". Quant à ceux à qui les mots coûtent le moins, ils opposeront l'un et l'autre, ou joueront Camus contre Sartre.

DK. - Tes mots n’ont pas de prix.

JLK. - C'est le genre d'assertion qui peut te ramener au relativisme aussi bien tempéré qu'un clavecin. Au demeurant, tes mots méritent peut-être un prix, mais n'y pense pas...

DK. - Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?

JLK. - Si la nation te demande poliment de monter sur le podium pour le prochain discours de la Fête nationale du 1er août, vas-y petit.

DK. - Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.

JLK. - Que signifie d'être "en face" ou "au-dessous" de l'opposition. Je ne sais pas. Et quelle opposition, à quel moment, comment ? Tout ça relève de la posture et non de la position.

DK. - Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.

JLK. - Quel pouvoir et quels princes ? Et quel "au-dessus" ? La princesse bantoue se sent-elle au-dessus du "vacabon" des gadoues ?

DK. - Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.

JLK. - Ce qu'il y a de terrible avec le "politiquement correct", c'est qu'il soit si souvent moralement correct sans engager le moins du monde.

DK. - Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.

JLK. .- Mais bons sang, comment envisager le juste chemin d'un écrivain sans attention à toute forme d'injustice ?

DK. - Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.

JLK. - Garde en mémoire tout ce que les autres t'ont réellement appris et laisse ta mémoire filtrer ce que tu apprendras aux autres sans rien oublier de ce qui compte.

DK. - Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.

JLK. - Là encore le cher Danilo mélange tout, même si Vaclav Havel reste un bon ou un mauvais écrivain comme il a été un bon ou un mauvais chef d'Etat. Pour le magma il n'y a pas de règle. L'atelier de Bacon ou les carnets de Dostoïevski ne sont pas des modèles d'école.

DK. - Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.

JLK. Suis leur regard: ils vont tous être d'accord! Je sais que tu n'aimes pas ça, moi non plus.

DK.- Ne sois pas l’écrivain des minorités.

JLK. - Et pourquoi pas si tu leur échappes ? Et pourquoi pas l'écrivain des majorités si tu leur échappes ?

DK. - Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.

JLK. - Il y a en effet des assimilations visqueuses, mais il en est d'autres joyeuses, mais nous parlerons un soir de la notion de communauté ou de l'écrivain "bon génie de la Cité".

DK. - N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.

JLK.- Cela signifie-t-il qu'il ne faut pas écrire pour aucun lecteur ?

DK. - N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.

JLK. - Cette notion d'élite est en général un faux-fuyant, soit pour flatter la médiocrité, soit pour se sentir au-dessus du "commun". Le mieux serait d'éviter toute démagogie et toute "cible" sociale quand on écrit.

DK. - Ne pense pas à la mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.

JLK. - La mort n'existe pas comme objet de pensée mais elle se vit de phrase en phrase et c'est ce noir qui rehausse les couleurs de nos pages.

DK. - Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.

JLK. - L'expression "sottises de professeurs" est ce qu'on peut dire un "argument massue". Quant à l'immortalité de l'écrivain, c'est une métaphore de plus et ce que j'appelle une "illusion féconde". Disons qu'à ce taux-là Homère résiste au temps plus que les pyramides de crânes de Tamerlan.

DK. -Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.

JLK. - Le comique est par essence lesté par le sérieux du tragique. D'Aristophane à Shakespeare, via l'Afrique du pleurer-rire.

DK. - Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.

JLK. - Quand tu voudras dire le plus tragique de la vie, tu écriras une comédie. C'est en tout cas ce que Brecht conseilla au poète algérien Kateb Yacine.

DK. - Ne sois pas bouffon de cour.

JLK. - Si ta cour est faite des commères de Douala, je n'ai pas de conseil à te donner mais je sais que tu t'en tireras...

DK. - Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.

JLK. - Comme je t'ai vu hausser les épaules au défilé des Grands Mots, aucun souci pour toi !

DK.- Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.

JLK. - J'aimerais bien t'aider à admettre que tu vaux mieux que tu ne crois, mais faut aussi que je me soigne, et les Boyards on les fume sur le trottoir...

DK. - Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.

JLK. - Là, ne jurons de rien sans savoir de quelle idée il s'agira. Chacun est facilement d'accord avec Brassens quand il refuse de "mourir pour des idées", mais qui sait ce qui nous attend sous le masque de "l'idée" ?

DK. - Ne sois pas lâche, et méprise les lâches.

JLK. - Là encore, non confronté à l'épreuve, le mépris reste en somme platonique.

DK. - N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.

JLK. - Sinon que serait-ce que le don de sa vie ?

DK. - N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.

JLK. - Et pourquoi pas si ce que tu écris pour la fête fait jubiler ?

DK.- N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.

JLK. - Si le panégyrique est mérité et joliment tourné, tu ne regretteras rien que d'être jalousé par ceux qu'ombrage toute forme d'admiration.

DK. - N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.

JLK. - Tout dépend là encore de qui on appelle héros. Mais si le héros le mérite vraiment, pourquoi pas ? Et puis le genre littéraire de l'oraison funèbre peut être renouvelé - je vois bien un rap à Sankara...

DK.- Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.

JLK. - Non: si tu ne peux pas dire la vérité: dis que tu ne peux pas dire la vérité. Enfin c'est ça qu'il faudrait, n'est-ce pas ?

DK. - Garde-toi des demi-vérités.

JLK. - C'est ce qu'on appelle une demi-vérité.

DK. Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.

JLK. - Et pourquoi pas si ce n'est pas une agitation hyper-festive du genre actuel qui n'a plus rien de la fête ?

DK. - Ne rends pas service aux princes et aux boyards.

JLK. - Pourquoi parler de "boyards" et de "princes" à propos des apparatchiks d'une dictature populaire ? Tout cela n'est-il pas trop littéraire en somme ?

DK. - Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.

JLK. - Tu vois le jeune écrivain "demander service" au Politburo ?

DK. - Ne sois pas tolérant par politesse.

JLK. - Et ne craignons pas d'être impolis par souci de tolérance.

DK. - Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».

JLK. - Défendons au contraire la vérité à tout prix, même en présence de ce que nous croyons un imbécile.

DK.- Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas.

JLK. - Bah, tout ça va de soi, même si ça se discute.

DK: - « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )

JLK.- Quand ils sont signés Karl Popper, ces truismes prennent du galon à ce qu'il semble.

DK. - « Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)

JLK. - Bis repetita. Quand j'admets que tu as raison, Maxou, je dois craindre de croire que le Cameroun et les Pâquis ont également raison. N'abusons pas de poppers !

DK. - Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois ».

JLK. - Quand tu m'as taxé d'ignorance à propos de ton pays, et que j'ai raillé la tienne à propos du mien, nous aurions donc dû cesser de discuter ? Mais quelle étrange maïeutique que celle de cet écrivain pourtant excellent quand il cesse de prêcher !

DK. - N’aie pas de mission.

JLK. - La Suisse t'a chargé d'une mission au Katanga et tu l'a remplie en grappillant mille observations "hors mission". T'en priver eût été une démission d'écrivain.

DK. - Garde-toi de ceux qui ont une mission.

JLK. - Garde-toi plutôt de toute démission.

DK. - Ne crois pas à la « pensée scientifique ».

JLK. - Ne crains pas de lire Bacon et Hobbes et Descartes et Spinoza et Leibniz qui ajoutent tous plus ou moins à la poésie de la connaissance qui n'exclut ni la pensée magique ni le syncopé anglo-nègre ni le baroque italien ni l'art du haï-ku.

DK. - Ne crois pas à l’intuition.

JLK. - Tu devines, comme tu es devin, que ce conseil serait le plus stupide de Danilo Kis s'il traduisait effectivement sa pensée alors que ses livres disent tout le contraire et nous le font vivre.

DK. - Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.

JLK. - Un très cher ami de haute spiritualité m'a reproché, de son vivant, de n'être pas assez cynique. À savoir: de ne pas me défendre assez d'une société globalement dominée par le cynisme. Il y a donc cynisme et cynisme. L'important est de ne pas perdre son âme, ce que j'appelais "le noyau".

DK.- Evite les lieux communs et les citations idéologiques.

JLK.- Et voilà qu'on retombe dans les lieux communs !

DK. - Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.

JLK. - Chose facile. Plus difficile est de distinguer la part du génie et de la servilité chez un grand écrivain adulé et vilipendé pour les mêmes mauvaises raisons.

DK. - Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.

JLK. - Auquel cas il faudrait renoncer à comprendre une kyrielle d'écrivains égarés, à travers l'Histoire, dans les labyrinthes de l'idéologie et de la politique...

DK. - Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.

JLK. - Tâchons plutôt de voir en quoi Sartre et Camus dépassent, et de loin, la polémique qui les oppose et le dilemme artificiel d'un choix de l'un contre l'autre (façon Michel Onfray), alors que leurs oeuvres respectives ont encore tant à nous dire à divers degrés.

DK. - Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.

JLK. - Cette opposition réductrice entre "obscurité" littéraire (le surréalisme, la poésie vague,etc.) et "clarté" est intéressante et vaut la discussion, comme le classement de Tolstoï du coté "diune" et Dostoèivski du côté "nocturne", mais le ton péremptoire du conseiller accuse la faiblesse de l'exclusivisme.

DK.- Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.

JLK. - À commencer par l'école du rejet...

DK. - A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.

JLK. - Ce refus de la discussion sent terriblement son dogmatisme anti-dogmatique d'époque. Il y a dans le réalisme socialiste, des oeuvres très intéressantes...

DK. - Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.

JLK. - Quelle erreur ! Et quel mépris pour « les professeurs » ! Même si beaucoup d'entre eux ont une notion étriquée de « l'engagement », la discussion doit s'ouvrir !

DK. - Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.

JLK. - Mais oui, mais oui.

DK. - Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.

JLK. - Ce qu'il faudrait au contraire, c'est examiner tranquillement tout ce qui fait différer la Kolyma, et l'ensemble de l'archipel concentrationnaire russe, du plan d'extermination des nazis symbolisé par Auschwitz.On n'envoie pas au diable un ignorant: on discute. On lui fait lire Vie et destin de Vassili Grossman ou les récits de Varlam Chalamov, et déjà l'on voit les différences entre communisme et nazisme, au-delà des similitudes (Grossman les a montrées mieux que personne), après quoi toute la littérature de l'infamie humaine est à explorer, de Primo Levi à Jean Amery ou d'Etty Hillesum Robert Antelme - des Bienveillantes de Jonathan Littell à la somme consacrée par Hugh Thomas à La Traite des noirs...

DK. - Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.

JLK. - Bien entendu, mais un jeune écrivain a-t-il besoin de tels conseils ?

DK. - Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement. « Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)

JLK.- Voilà donc, Maxou, les conseils que Danilo Kis, écrivain serbe exilé à Paris, tout à fait estimable quoique par trop adulé par d'aucuns, typique en tout cas d'une certaine intelligentsia de la deuxième moitié du XXe siècle, adressait à un jeune écrivain de son vivant. Ma génération, qui est celle aussi de Danilo Kis, considère parfois « ceux qui viennent » avec condescendance. Cette attitude me parait regrettable, même si le djeunisme me semble non moins débile. Un certain art de la conversation est à relancer. Or il n'est aucune conversation sans réciprocité...

°°°

Le constat que je fais aujourd'hui est qu'il ne faut pas se forcer. Ce qui compte est d'exprimer exactement ce qu'on ressent, sans chercher aucun effet. Je pensais ce matin au personnage de roman et à l'espace de la narration romanesque, qui me manquent décidément chez Philippe Sollers. Le contraste entre son brillant discours, toujours très maîtrisé et ramenant tout à lui, et le déchaînement débridé des passions, dans Les Frères Karamazov, dont je viens de lire la suite de scènes démentes qui précèdent l'arrestation de Mitia, est évidemment sidérant et ramène ses Fugues à leur juste place, dans leurs limites.

°°°

Plus que la fameuse question du Que faire ? de Lénine et consorts, c'est celle du Comment vivre ? que je me pose ces jours, à partir du sentiment aigu que j'éprouve, ce matin, que nous vivons le plus souvent bien mal.   Oui, comment mieux vivre en réalité, simplement et bonnement, et pas du tout au sens du bien-être avachi dont les modèles se répandent à l'enseigne du Supermarché mondial ?

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La liste que j'ai établie ce matin, Ceux qui concluent point barre, m'a été directement inspirée par la lecture de la préface à l'essai par fragments de Chestov intitulé Sur les confins de la vie, ou L'Apothéose du déracinement, où il est précisément question de ce qu'il appelle « la pensée libre », procédant par approximations fragmentaires, comme chez Nietzsche ou chez Ludwig Hohl, et comme je la pratique moi-même dans mes carnets - comme je  la module de plus en plus consciemment dans L'échappée libre.

Chestov explique, dans cette préface, pourquoi il en est venu à cette forme fragmentaire, qu'on retrouve chez un Ludwig Hohl ou chez un Walter Benjamin et qui me semble correspondre parfaitement à notre époque, mimant pour ainsi dire le flux discontinu de la pensée et sa relance continuelle par le truchement de nouveaux rapprochements et autres mises en rapport. Son souci est d'échapper aux enchaînements systématiques et à l'obsession de conclure des philosophes à systèmes, tout en revitalisant le souffle même de la pensée, son inspiration et sa respiration. C'est évidemment dans cette filiation directe, via Rozanov, que je situe mes propres petits travaux...

À suivre…


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