Joy Sorman souffre de ces lourds handicaps qui font froncer leurs noirs sourcils aux vieux bougons perdus dans leurs lointaines provinces et toujours méfiants face à l’esprit germanopratin qui anime trop souvent les cercles parisiens : professeur de philosophie, animatrice de radio, critique à la télévision et, par surcroit, belle de sa personne. L’achat d’un livre étant souvent l’affaire d’un coup de cœur, sa photographie sur le bandeau qui enserre son dernier roman publié chez Gallimard ne peut que retenir l’attention du chaland en goguette dans son supermarché. En réalité, celui-ci ne prend guère de risques puisqu’il ne s’engage que pour une petite heure de lecture grâce à la minceur de l’ouvrage et à son écriture si limpide et si épurée qu’elle évite soigneusement jusqu’aux plus modestes digressions. Elle se garde également hélas de trop approfondir son sujet. Comme si la belle idée du départ s’était évaporée au fil des pages au point que parvenue à l’étape de la relecture de son manuscrit, l’auteur n’avait vraiment rien trouvé à écarter. Ni pernicieux adjectif de trop, ce qui est bien, ni malencontreux vagabondage littérateur, ce qui n’est pas mal non plus, et moins encore d’idée originale justifiant que des arbres soient coupés et réduits en pâte à papier pour enrichir la littérature, ce qui est tout de même dommage. L’argument mérite en effet l’intérêt. Suzanne, 17 ans, mène paître son troupeau de chèvres dans la montagne et nous offre innocemment de jolies scènes bucoliques avec fleurs bleues et petits oiseaux. Las ! Elle ne redescendra pas, le soir venu, jusqu’à la ferme familiale : un ours l’enlève et l’emmène dans sa tanière. S’ensuivent de terribles scènes d’affolement puis de résignation. Que pourrait en effet une frêle bergère face à trois cents kilos de poils et de muscles ? D’autant que le plantigrade la viole au cours de violentes scènes d’accouplements barbares et hors nature ! Elle ne regagnera son village que trois années plus tard, accompagnée d’un enfant mi-homme mi-ours dont les pérégrinations seront bientôt jalonnées de scènes aussi sordides qu’humiliantes. Elles s’imposeront alors au récit au détriment des fulgurantes dissertations escomptées sur la bestialité humaine et animale ou, par exemple, sur la rapacité libérale et capitaliste des propriétaires successifs du "monstre". Pourtant, le mythe de l’ours considéré comme un symbole de puissance et de renouveau remonte à la préhistoire. La grotte de Chauvet expose des représentations tout à fait significatives à cet égard. Le grec Pâris lui-même aurait été nourri avec le lait d’une ourse ce qui l’aurait conduit à enlever Hélène. Il en découlera la guerre de Troie. Les Celtes l’associaient à la force et à la virilité et lui donnaient le titre de roi. Les Leuques, tribu gauloise installée dans l’actuelle Moselle, assuraient que leur chef Matugenos était le fils d’un ours. Et ce n’est pas d’hier non plus que l’on sait que l’homme, au sortir de sa grotte, se comporte parfois comme un ours mal léché. Il y avait donc matière à dire. Mais l’auteur n’avait peut-être pas d’autre ambition que d’alerter les jeunes filles aventureuses sur les dangers de la randonnée solitaire dans les alpages pyrénéens. Comme le monde, elles pourront désormais poursuivre paisiblement leur marche joyeuse vers un avenir toujours plus radieux.
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