Magazine Journal intime

L'avocat du Diable (Legend of the Doucoeur Family)

Publié le 24 mai 2008 par Corcky


Si tu as longtemps cru que mon job consistait uniquement à prendre soin d'une bande d'anciens SDF, à essayer d'empêcher des pochetrons de pochetroner, des toxicos de toxicomaner et des cogneurs de cogner, alors il est grand temps que je te parle de mon boulot plus en détail.
Là où je bosse, ça s'appelle un Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale.
Là où je bosse, y'a donc une centaine de mecs hébergés et à réinsérer socialement (jusque-là, tu suis? C'est assez logique).
Mais là où je bosse, y'a aussi des ACT.
ACT, kézako, me diras-tu, dans ton infinie soif de connaissance, avec cette curiosité légendaire qui fait de toi le digne émule d'Albert Einstein (je te rappelle qu'Albert Einstein est à ce blog ce qu'Isaac Newton est à la Rubrique à Brac de Gotlib).
ACT, ami lecteur, pour "Appartement de Coordination Thérapeutique".
Pour faire concis (pour circoncire, donc, amen), disons que nous disposons d'un certain nombre de petits appartements destinés uniquement à la prise en charge de personnes malades du SIDA en très grande précarité.
Le but de la manoeuvre étant, une fois installés dans ces logements indépendants, d'aider les malades à reprendre leur traitement ou à en commencer un, à observer un suivi médical régulier, et pourquoi pas, ensuite, à trouver du boulot.
Bon.
Voilà pour le décor.
Dit comme ça, c'est plutôt chouette, hein.
Humaine, empathique, voire humanitaire, la démarche.
Le problème (y'a toujours un problème, c'est comme ces pubs pour Sofinco et Cetelem, si tu lis pas les petits caractères en bas de l'affiche, tu te fais mettre), le problème, disais-je, c'est que le nombre de places est forcément limité.
Le nombre de places.
Mais pas le nombre de candidats.
Si tu avais la moindre idée du nombre de malades du SIDA qui n'ont nulle part où crécher, crois-moi, tu filerais davantage de fric au Sidaction qu'au Téléthon (en même temps, quand on voit la gueule de Line Renaud, on peut comprendre que tu hésites).
Alors comment on fait, quand on a une place à attribuer pour trente dossiers de candidature?
Ben on fait comme le gouvernement, quand il veut nous faire croire qu'il étudie sérieusement un sujet épineux alors qu'en réalité il est en train de nous passer de la vaseline sur le trou de balle.
On se réunit en Commission et on débat.
On discute de tous les dossiers, on s'écharpe, on s'étripe, chacun ayant ses candidats préférés, on se croirait un peu à la Nouvelle Star, ce serait vraiment marrant si on ne causait pas de l'avenir de gens autrement plus importants que les petits branleurs boutonneux et décérébrés de la trash TV, auxquels j'ai souvent envie d'enfoncer une ventouse à chiottes dans le gosier (sans parler des quatre has-been et ratés de la musique qui tiennent lieu de jury dans cette émission de merde destinée à un public préférentiellement pauvre, con et désespéré).
Comme dirait Connor MacLeod, "à la fin, il ne peut en rester qu'un".
Oui, mais lequel?
Le réfugié politique mauritanien? La mère de famille malienne? Le travailleur pauvre sénégalais? Le sans-papiers marocain?
D'habitude, moi, je ne prends jamais parti.
Je me contente de jouer mon rôle, qui est de classer les candidatures à leur arrivée, c'est-à-dire de vérifier que les impétrants sont bien atteints du SIDA (parfois c'est pas le cas, parfois ils ont des trucs aussi rigolos, comme le cancer ou la sclérose en plaques).
Mais hier, j'ai vu passer un dossier qui a particulièrement retenu mon attention (selon la formule consacrée).
C'était un peu "La famille Doucoeur c'est la famille du bonheur", mais en version trash.
Parce qu'ils sont pas blonds aux yeux bleus, ils sont Noirs.
Ils sont bien quatre, mais y'a pas de petite fille, seulement deux petits garçons.
Que le papa ne ressemble pas à Ken, et la maman n'a rien d'une Barbie.
Et qu'ils sont absolument tous malades.
Même le petit dernier, qui n'a que dix jours.
En plus, ils habitent pour l'instant dans une chambre de bonne insalubre de douze mètres carrés, dont ils vont se faire virer à la fin du mois (rapport au plomb, aux cafards et tout).
Je t'avoue que quand j'ai lu tout ça, j'ai senti mon estomac faire le grand plongeon pour aller taper la discute avec mes orteils (quand je m'insurge, c'est drôle, c'est tout mon corps qui se met à tenir un colloque et ça fout un bordel pas possible dans mon processus de digestion).
Mais en même temps, j'me suis dit que c'était mort, de toute façon, parce que les appartements qu'on propose, ce sont surtout des studios, et qu'on ne prend pas plus de deux personnes à la fois.
N'empêche, va savoir pourquoi, j'avais pas envie de lâcher le morceau.
J'avais un truc qui me rongeait les tripes et me filait autant de bouffées de chaleur que la ménopause, un truc qui me procurait un sentiment d'invincibilité un peu dingue, peut-être bien le genre de trucs que ressentent les jeunes politiciens quand ils y croient encore, quand ils ne sont pas encore devenus les putes d'un système bien huilé.
Peut-être que j'avais pris de la drogue sans m'en rendre compte, aussi, mais ça, faudra que j'en parle au cuistot (je t'ai déjà parlé de notre cuistot? Tout un poème, faudra que je te raconte).
Alors je suis allées voir les collègues, la cheftaine, je crois que je serais allée voir Dieu le Père en personne si j'avais pu, je me sentais tout à coup dans la peau de Maître Collard, j'étais Zola qui rédige J'accuse, je me prenais pour Fouquier pendant le procès de Charlotte Corday, bref j'avais la flamme, un truc qui ne m'arrive pourtant jamais, mais va savoir si j'étais pas possédée à ce moment-là (sors de ce corps, enculé de Jacques Vergès)?
Au début, la cheftaine, elle était pas convaincue, à cause du manque de place, de l'exiguïté des appartements, tout ça.
Et puis franchement, quatre personnes malades, non seulement c'est lourd mais en plus c'est plombant, qu'elle m'a dit.
Ce qui n'est pas faux.
Mais j'ai répondu que franchement, si on les mettait dans le deux-pièces, en se serrant un peu, ça l'ferait carrément, que les loupiots partageraient la chambre et que les parents, on leur mettrait un cli-clac dans le salon, et pis voilà, et que de toute façon, on pouvait pas refuser un bébé de quelques jours malade du SIDA et habitant dans la fosse à merde d'un salopard de marchand de sommeil, hein, pas vrai, non, on peut pas, allez, quoi...
Bon.
Je te dis pas que c'est dans la poche.
Mais à force de larmoyer comme une admiratrice de Pascal Sevran le jour de son enterrement, à force de tortiller des mains comme un mafioso sicilien devant les gendarmes venus l'arrêter pour meurtre, à force de pleurnicher comme un curé pédophile face à la Justice, à force de faire les yeux de biche d'une maman de Bambi face à un chasseur bourré au Ricard et encarté à l'UMP, eh ben finalement, le dossier est arrivé en haut de la pile, avec la bénédiction de tout le monde.
Mais j'en ai chié, je te le dis, à me traîner à genoux, bordel.
Je te raconterai la suite lundi, si d'ici là mon âme a survécu à une telle prostitution sentimentale et idéologique.





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