Est-ce par défi, par habitude ou pour avoir l’impression de faire partie du cercle mais le fait est que je me suis plongé dans le dernier Patrick Besson, "La mémoire de Clara". J’en suis sorti par dépit faute de m’y reconnaître. Je me suis alors ajouté à la longue cohorte des acheteurs du "Royaume" d’Emmanuel Carrère. Je m’inscris à présent dans celle des lecteurs qui l’accompagnent jusqu’à la dernière page et qui se révèle sans doute plus rare. Non pas à cause de l’épaisseur de l’ouvrage, 630 pages, ou de son extrême densité le rendant difficile à lire. L’écriture en est au contraire d’accès facile sinon léger et le style dispensé des affectations abscondes qui alourdissent souvent le genre biblico-historique. En réalité, ce sont surtout les nombreuses et interminables digressions qui pourraient décourager. Il faut par exemple attendre la cent-quarante-cinquième page pour entrer vraiment dans le vif de l’affaire. Il voulait, dit-il, répondre à la question "d’où tu parles ?" afin de bien asseoir sa légitimité à traiter de son sujet. Et sans doute était-ce nécessaire pour prétendre, comme Ernest Renan son modèle, enquêter sur les premières années de la religion chrétienne. La foi n’empêche pas le doute mais, en la circonstance, il vaut mieux l’avoir connue pour bien comprendre ce dont on parle. Cela dit, Emmanuel Carrère n’a pas la prétention de bouleverser les connaissances. D’innombrables ouvrages ont composé de savantes exégèses des récits des apôtres du Christ et la fameuse "Vie de Jésus" de Renan demeure peut-être la plus pertinente sinon la plus facile à lire de nos jours. L’intérêt du Royaume réside plutôt dans l’entrée aisée et actuelle qu’il offre à l’extraordinaire aventure de cette petite secte juive dont les préceptes allaient forger l’occident pour les deux mille ans à venir. Sur la base des écrits de Luc, l’évangéliste, Emmanuel Carrère entraîne le lecteur sur les pas de Paul, le prédicateur. Il resitue les protagonistes dans leur milieu et dans leur époque alors que Caligula puis Néron règnent sur l’empire romain et que Sénèque, qui a fait fortune à Rome, enseigne le stoïcisme à une société si proche de la nôtre que Jacques Attali et son "Devenir soi" y auraient facilement trouvé leur place. Il n’élude en rien les défauts, les oppositions, les querelles et les stratégies de conquête des plus fervents prosélytes. En romancier et scénariste qu’il sait être, il imagine, il suppose, il propose différentes versions, il revient sur ses pas, il saute les années avec la plus grande aisance sans jamais être ennuyeux malgré ses innombrables détours par sa vie personnelle. Et parce que, finalement, il ne tente en rien de convertir qui que ce soit, affirmant même, en bon rationnel qu’il croit être, avoir perdu la foi, le lecteur se laisse docilement guider en compagnie de Luc, Paul, Jacques, Jean et les autres dans un voyage entre hier et aujourd’hui toujours passionnant. ("Le Royaume", Emmanuel Carrère, P.O.L)
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