Magazine Humeur

Paradis perdu

Publié le 02 janvier 2015 par Legraoully @LeGraoullyOff
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« Raconte pas ta vie » (Un connard)

« Je t’emmerde » (Blequin)

C’est le matin ; un soleil blafard tente désespérément de percer la grisaille finistérienne. Mais moi, je m’en fous, du temps qu’il fait, je suis au chaud sous ma petite couette ; plus pour très longtemps, Maman vient me « réveiller » : en fait, j’ai déjà les yeux ouverts depuis longtemps, mais pas question de me lever avant que Maman soit venue me donner le signal du départ, et puis je suis tellement bien au lit… Quand Maman pénètre dans ma chambre, je me cache sous les draps pour la forme, mais je sais bien que la lutte sera inégale : je n’y échapperai pas, je dois me lever.

Le rituel est respecté, immuablement : la toilette, les vêtements, le petit déjeuner et après, zou, en route pour l’école maternelle Marcel Pagnol ! Pas la peine de se presser, c’est à deux pas de la maison ; et puis il ne faut pas faire de bruit, mon petit frère, qui a deux ans, dort encore. Aller à l’école, ça ne me plait pas plus que ça, mais bon, c’est comme ça et pas autrement, je ne vais pas faire d’histoires, je ne vois pas l’intérêt de braver l’autorité des aînés, c’est perdre son temps pour rien. Je ne suis même pas jaloux de mon petit frère : je suis l’aîné, le premier, j’en suis fier, je sais déjà lire, je sais bien que je suis plus intéressant qu’un poupon qui sait à peine parler.

Parce que oui, je ne suis encore qu’en maternelle et je sais déjà lire ; j’ai appris à lire tout seul, en feuilletant les B.D. de mes parents, notamment les Gaston Lagaffe et les Léonard. Personne ne m’a poussé, mes parents ont été les premiers surpris. Tout le monde a l’air épaté, aussi bien mes grands-parents que les instits à l’école ; je me demande bien pourquoi, c’est tellement naturel pour moi ! Du coup, je n’aime pas plus que ça l’école, mais je n’y ai pas de problèmes : tout est tellement facile ! Il n’y a que les récréations que je n’aime pas : les jeux des autres enfants ne m’intéressent pas, je préfère rester seul dans mon monde, repenser tranquillement à tout ce que j’aime vraiment, je n’ai pas besoin de tous ces braillards qui courent dans tous les sens à pousser des cris incongrus. Je ne vais même pas à la cantine, Maman vient me chercher pour manger à la maison à midi ; il parait que je suis difficile : mais pourquoi rester manger à l’école alors qu’on habite tout près ? Aller à la cantine, je l’aurais pris comme une punition.

Bien sûr, la vraie libération, c’est en fin d’après-midi : Maman revient me chercher, je n’aurai plus à retourner à l’école jusqu’à demain matin, autant dire jusqu’aux Calendes, à ma petite échelle. Après avoir pris un petit goûter, je peux enfin lire des B.D. et faire des dessins autant que je veux, c’est ce que j’aime faire, je ne m’arrête que pour le dîner et aussi pour regarder Ça Cartoon et Les Guignols ; je ne comprends pas tout, mais elles sont quand même rigolotes, ces marionnettes avec leurs drôles de figures toutes déformées… Aller jouer dehors ? Pourquoi faire ? J’ai tout ce qu’il faut pour être heureux, à l’intérieur. De toute façon, j’ai peur des ballons et je n’ai jamais su tenir sur un vélo. Aller jouer avec les autres enfants ? Ah non, j’aurais l’impression de retourner à l’école !

Voilà, c’était il y a vingt ans. J’avais six ans. J’avais une base stable sur laquelle me reposer, j’étais à peu près tranquille. Pour moi, le temps s’est arrêté cette année-là et c’est définitif. Tout ce qui est venu après, c’est de la perturbation, point barre. Ça aurait pu rester comme ça pour toujours, ça ne m’aurait pas gêné, bien au contraire ! Mais bon, je vais employer un gros poncif, mais il est tout à fait opportun : tel Adam, on m’a chassé du paradis terrestre, sauf que moi, je n’avais commis aucune faute, ou alors je me demande toujours laquelle. Quand est-ce que ça a commencé à mal aller ? Quel a été le vrai moment déclencheur de toutes les années de merde qui ont suivi ? Quand on m’a fait passer directement de la maternelle au CE1 sans même demander l’avis de mes parents, me jetant brutalement dans un monde que je ne comprenais pas ? Quand les Guignols ont annoncé l’élection de Chirac avec cette séquence où le nouveau président a les yeux et la langue qui sortent de la tête, me faisant l’effet d’un horrible monstre qui m’a rendu malade de terreur (je vous jure que je ne plaisante pas) ? Quand j’ai été confronté pour la première fois avec une institutrice qui m’engueulait alors que j’avais toujours de bonnes notes, tout simplement parce qu’elle avait un préjugé contre les garçons ? Quand mes « camarades » se sont mis à m’assaillir en me hurlant dans les oreilles, rien que pour le plaisir de me faire souffrir, toutes les phrases que l’instit bramait à longueur de journée jusqu’à me les rendre insupportables ? Une chose est sûre : depuis, je n’ai plus jamais été vraiment heureux, excepté durant de courts laps de temps que je dois à quelques personnes généreuses que j’ai eu la chance de rencontrer…

Je vous raconte tout ça parce qu’en ce jour où l’on entame une nouvelle année, je voulais mettre une petite chose au point avec vous, amis lecteurs : je ne suis pas le redoutable gauchiste que certains se représentent. Certains s’étonnent que, dans la vie de tous les jours, je ne sois pas aussi déluré que peuvent le laisser penser les textes et les dessins que je sème sur ce site : c’est tout simplement parce que, malgré ma forte stature et mes petits succès universitaires, je reste un petit garçon et le resterai probablement à jamais ; on dit parfois que le philosophe est un homme qui n’a pas tué l’enfant qui est en lui ; je ne sais pas si je suis un philosophe, mais je sais que je n’ai pas tué l’enfant qui est en moi. Si j’écris, c’est parce que j’ai su lire et écrire très tôt, c’est donc quelque chose de parfaitement naturel pour moi ; si je dessine, c’est parce que ça a toujours été mon passe-temps favori et je ne vois aucune raison pour que ça change.

Bref, au fond de moi, je reste un petit garçon de six ans qui ne supporte pas d’être brutalisé, qui n’aime pas se faire engueuler, surtout si c’est pour rien. C’est en grande partie pour ça que je suis antifasciste primaire, c’est uniquement pour ça que je pleure quand je me fais enguirlander alors que je ne fais que défendre le droit, la justice et la liberté. Si vous êtes un peu comme moi, alors vous n’avez sûrement pas honte de pleurer et encore moins de vous laisser parfois aller au « politiquement correct ». Je me comprends.

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