Lorsque j’ai décidé de vous raconter la relation que j’entretiens avec Charlie Hebdo depuis quelques années, j’étais encore persuadé d’avoir une trop bonne mémoire (car il y a des choses que je ferais mieux d’oublier, croyez-moi) ; en fait, ma mémoire d’éléphant a des limites car force est de constater que je ne suis pas absolument certain de la datation de certaines étapes : ainsi, pour ne prendre que le cas du chapitre précédent, je ne suis pas tout à fait sûr que j’étais déjà en CM1 quand j’ai feuilleté pour la première fois un numéro de Charlie ; mais à la limite, tout cela importe peu puisque j’ai tendance à amalgamer ensemble les trois traumatismes dont je vous parlais et à les envisager comme ne faisant qu’un seul événement déclencheur d’une période plutôt difficile – je pourrai prendre cet état de choses comme illustration de la conception bergsonienne du temps, mais ça nous entraînerait trop loin. De même, je ne suis pas absolument certain de pouvoir situer en 1999 ma deuxième rencontre avec Charlie, je ne le fais que parce que j’ai sous les yeux la date exacte d’un coup d’éclat du journal contre le Front National… Mais revenons à nos moutons.
Deux ans et demi se sont donc écoulés depuis ma première rencontre avec ce journal si mystérieux mais tout de même assez rigolo ; de mon côté, j’ai tendance à voir l’avenir avec optimisme, je commence enfin à comprendre vraiment tout ce qui se passe autour de moi, je commence à avoir les bases pour décrypter l’actualité : j’étais notamment très fier d’avoir compris comment fonctionnaient les élections législatives, le parlement et donc comment on pouvait en arriver à ce que le président de la République nomme un premier ministre qui n’était pas de son parti. Combien de fois je n’ai pas fait chier ma mère en lui montrant comme j’avais tout bien compris ! De surcroît, voir Jospin arriver à Matignon était pour moi une belle vengeance après la déception causée par l’élection de Chirac, et j’avais le sentiment vague qu’avec Jospin, le pays était en de bonnes mains. Les successeurs du retraité de l’île de Ré ne m’ont pas donné tout à fait tort, hélas ! Mais tout n’était pas rose pour moi car j’avais fait le grand saut CM2-6e et la vie au collège n’a pas été longue à devenir un vrai cauchemar pour moi : je commettais la grave erreur d’être un bon élève respectueux des enseignants, d’être peu sportif et d’aimer le calme et la quiétude, ce que mes « camarades » n’ont pas manqué de me faire payer cher ! En ces temps lointains où l’administration se souciait du harcèlement moral à l’école comme du premier caleçon de Dick Rivers, je ne pus compter sur quasiment aucune aide des adultes qui partaient du principe qu’à partir du moment où un élève a de bonnes notes (ce qui était mon cas), il n’y avait pas de problèmes. Je vécus au collège les pires années de ma vie, houspillé, méprisé, menacé, constamment chahuté, parfois même frappé… À l’âge où les garçons commencent à se rebeller contre les parents, la famille était pour moi un refuge contre l’hostilité du monde extérieur et je ne modifiai donc en rien les habitudes que j’avais acquises durant mon enfance, y compris celle de regarder chaque soir les Guignols en compagnie de mes géniteurs.
À cette époque, comme de bien entendu, les amuseurs de Canal+ commentaient les discordes au sein du Front National : Bruno Mégret, le bras droit de Le Pen senior, essayait de mettre le vieux chef à la retraite. Savoir le FN dans la merde n’était pour me déplaire, ce qui n’en rendait que d’autant plus savoureuse cette série de sketches où les guignols de Le Pen et de Mégret se disputaient la propriété de leur parti pourri et où, tout à coup, un bonhomme chevelu, portant Charlie Hebdo sous le bras, ramenait sa fraise et remettait les pendules à l’heure à sa façon en lançant « ah non, le Front National appartient à Charlie Hebdo », commençant ainsi une petite diatribe qui agaçait particulièrement les deux fachos fâchés – elle est pas mal, celle-là, tiens ! Qui était-ce, exactement ? Je ne sais pas, je ne sais même plus comment PPD l’appelait. Était-ce Philippe Val ? Peut-être, mais alors grossièrement représenté, d’autant que Val avait déjà les cheveux courts à l’époque – les Guignols n’ont d’ailleurs jamais fait de « vraie » marionnette de Philippe Val, pas même au moment où ce dernier a viré Porte et Guillon de France Inter. Était-ce un collaborateur de Charlie ? Ou un simple lecteur ? Peu importe : il représentait le journal dans le show des marionnettes de Canal+, c’est tout ce dont je me souviens ; je me souviens aussi que ce qui faisait chier à ce point Le Pen et Mégret, c’est que non content d’attribuer la propriété du nom « Front National » à son journal, il proposait d’en faire une marque pour un produit quelconque, je me rappelle notamment de la suggestion « on va en faire une marque de chaussures : Front National, les godasses qui ont déjà marché dans la merde » ! J’en avais tiré cette conclusion: Charlie était bien un journal de petits rigolos, mais des petits rigolos qui semblaient bien décidés à emmerder Le Pen et sa clique, ce qui me les rendait déjà sympathiques – mes parents ont réussi mon éducation et m’ont appris très tôt à haïr le racisme et l’atteinte à la démocratie.
J’ai su bien après que cette saga était une caricature de ce qui s’était effectivement passé : le 18 décembre 1998, Charlie déposait à l’INPI la marque « Front National » et le rendait au groupe de résistants auquel elle appartenait avant que Le Pen ne la leur vole. Deux ans auparavant, le journal avait déposé au ministère de l’intérieur une pétition demandant l’interdiction du FN au nom de l’inconstitutionnalité du programme du parti, le concept de « préférence nationale » étant contraire à l’esprit et à lettre de la déclaration des droits de l’homme. Bref, en période où l’on parlait déjà d’ascension du FN (aux municipales de 1995, il s’était notamment emparé de trois grandes villes), Charlie utilisait toutes les ressources du droit pour tenter d’éliminer la bête immonde. Au lendemain du dernier congrès du FN, feu Cabu le rappellera en écrivant, autour d’un dessin représentant les Le Pen père, fille et petite-fille, « On a tout essayé…sauf la vérole ! » Ça vaudrait le coup d’être essayé, en effet ! Non, je ne me dévoue pas, je ne pourrai jamais bander. Quoi qu’il en soit, seize ans après l’initiative louable de l’équipe de Charlie, la lutte contre le Front National et ses idées est plus que jamais d’actualité : entretemps, ce parti maudit n’a jamais manqué une occasion d’attaquer le journal, même depuis qu’Ursula (j’appelle ainsi l’héritière du borgne pour ne pas salir le joli prénom « Marine » qui ne mérite pas d’être associé à cette charogne) en a pris le contrôle, sentant bien quels sont ses vrais ennemis : c’est vous dire si le FN n’avait effectivement pas sa place dans la marche républicaine du 11 janvier et si ceux qui accusent Charlie de racisme ou d’islamophobie, à mon avis, ont dû manquer un épisode… Mais en 1999, je n’avais pas encore toutes ces idées en tête : la lutte de Charlie contre les idées xénophobes avait beau me sembler respectable, je ne la croyais pas urgente. On allait bientôt passer à l’an 2000 et entrer dans un nouveau monde libéré de toutes ces vieilles idées desséchées, et puis je ne pensais pas que les gens seraient assez stupides pour voter pour un parti fasciste. De toute façon, j’avais assez de problèmes au collège.
À suivre…
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