Deux siècles avant Internet, Goethe notait ceci dans ses Maximes et réflexions que je viens de pêcher sur e-Books, comme s’il pressentait la mondialisation de l’indiscrétion : «Je regarde comme le plus grand mal de notre siècle, qui ne laisse rien mûrir, cette avidité avec laquelle on dévore à l’instant tout ce qui paraît. On mange son blé en herbe. Rien ne peut assouvir cet appétit famélique qui ne met en réserve pour l’avenir. N’avons-nous pas des journaux pour toutes les heures du jour ? Un habile homme en pourrait encore intercaler un ou plusieurs. Par là tout ce que chacun fait, entreprend, compose, même ce qu’il projette, est traîné sous les yeux du public. Personne ne peut éprouver une joie, une peine,qui ne serve au passe-tenps des autres. Et ainsi chaque nouvelle court de maison en maison, de ville en ville, de royaume en royaume, et enfin d’un epartie du monde à une autre, avec une effrayante rapidité ».
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Après trois jours de montée aux extrêmes de l’émotion- gesticulation répercutée par les médias et les réseaux sociaux, où le meilleur et le pire des sentiments humains se sont bousculés dans ce que René Girard appelle une crise mimétique, tout le monde reste plus ou moins abasourdi et en somme désorienté à proportion des multiples directions indiquées par les uns et les autres, dont la plupart ne visent qu’à une sorte de promotion d’idées et de résolutions qui se dissoudront aussi vite qu’elles se sont formées.
À La Casona, ce samedi 10 janvier.– Sur la route de retour d’une virée au village portuaire de Llardes, suspendu à la pente comme à Positano ou dans les Cinque Terre, je nous ai lu la nouvelle de Patricia Highsmith, tirée de Catastropheset intitulée Panique aux Jade Towers, évoquant l’invasion d’une résidence de luxe, en plein Manhattan, par des cafards rappelant les oiseaux de Hitchcock. Or, tout en lisant ce récit traversé par le sarcasme de l’amie avérée des animaux qui a signé Le rat de Venise, je me suis rappelé ma visite à Aurigeno, en 1989, où, constatant l’absence de télé dans la petite maison de pierre, je m’étais entendu répondre, par celle qui venait de publier le plus noir et pessimiste de ses recueils, qu’elle craignait trop la vue du sang pour disposer chez elle d’un petit écran…
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Pendant que ces dames allaient se royaumer avec Snoopy sur les falaises herbeuses à bufones, l’autre après-midi, je me suis attardé une fois de plus à l’inspection de La Casona, vaste demeure asturienne entièrement rénovée et transformée en maison d’hôte, que je pourrais dire l’œuvre de la vie de ma frangine et de son jules - ou le chef-d’œuvre dans le langage des compagnons artisans-, qui surclasse tout ce que j’en ai vu (de loin) dans les émissions spécialisées, d’un confort extrême mais sans ostentation de luxe tapageur, avec mention spéciale pour le goût sans faille de l’agencement mobilier et de la déco (pas une once de kitsch ou de chiqué) conçus par Doña Hermana Grande…
Si j’étais un peu cuistre - ce dont le Seigneur m’a préservé dans sa grâce agissante -, je pourrais me demander comment un simple prolo des Asturies et une modeste jardinière d’enfants sont parvenus, sans diplômes académiques reconnus -, à concevoir La Casona et ses constructions attenantes (le cenador et les magnifiques villas locatives d’en dessous), mais il n’y a là ni mystère ni miracle, juste : ambition légitime et travail et gain d’expérience faisant avec les années d’un ouvrier l’équivalent d’un ingénieur puis d’un bâtisseur aux allées et venues trasatlantiques, suivi partout et défendu quand il le fallait (en Suisse xénophobe, qu’il traite à vrai dire moins sévèrement aujourd’hui que le mariage homo à l’espagnole ou les menées aventuristes de Podemos) par notre sœur aînée à la main ferme dans un gant de velours, dévouée en apparence non sans gouverner en parfaite parité, avec une option spéciale sur le choix des tableaux et des rideaux...
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Dans la soirée d'aujourd’hui, Don Ramon m’a raconté ses premières tribulations à Caracas quand, à cheval et flanqué d’un garde du corps, il allait jeter les bases d’une vaste urbanisation ; ses démêlés avec les syndicats; la violence et la corruption devenues monnaies dominantes aujourd’hui. Et l’écoutant, je repensais à ses amis rencontrés hier, souvent émigrés eux aussi et revenus au pays ; à tout ce savoir-faire accumulé, à toute cette vraie culture humaine revivifiée par le voyage et les difficultés; et demain nous recommencerons de nous engueuler, je m’en réjouis, quand il dégommera les Arabes et que je le contrerai pour le principe en humaniste pourri que je suis, qu’il vomira les pédés et que je les défendrai, qu’il célébrera la grandeur espagnole de la Conquista et que je lui balancerai les objections évangéliques de Las Casas à la Controverse de Valladolid où de grands catholiques niaient aux Indiens toute dignité humaine.
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Et nous voici, réunis encore en fin de soirée, devant la téloche espagnole. Dernière vision parfaitement en phase avec la délirante logorrhée crescendo de ces derniers jours : six confrères et sœurs, faiseurs d’opinions et autres spécialistes d’on ne sait quoi réunis autour d’une table : tous parlant en même temps des événements de la semaine, de plus en plus fort et de plus en plus fébrilement, pour ne former finalement qu’une bouillie sonore – véritable débauche de jactance que notre Hermana Grande, stoïquement habituée au genre, appelle bonnement Le Poulailler…