En ces jours de froidure, seul un concert réunissant Hélène Grimaud, Brahms, Schubert et Liszt pouvait faire sortir le vieux bougon de sa tanière. Faute de Philharmonie parisienne, l’affaire se conclut à la salle Dutilleux de l’Auditorium de Bordeaux. Hélène Grimaud affirmait avoir ajouté de nouveaux compositeurs à sa palette. Elle a en réalité décidé de plonger son auditoire dans les profondeurs marines. C’est ainsi qu’elle convoque d’emblée Luciano Berio pour sa petite pièce dite Wasserklavier où des motifs typiques de Brahms se diluent dans des accords dignes de Schubert. Franz Liszt lui offre l’occasion d’exprimer la virtuosité de sa technique sans quitter le domaine aquatique avec la légende de Saint-François de Paule marchand sur les eaux pour traverser ledétroit de Messine. Et elle extrait des Années Pèlerinage "les jeux d’eau à la villa d’Este" où Liszt nourrissait sa rêverie de la danse des heures. Elle puise dans la trilogie des Gaspards de la nuit de Maurice Ravel une Ondine bien proche des jeux de Liszt avec ses cascades d’arpèges du haut en bas du clavier comme s’écoule le ruisseau où disparaît dans un éclat de rire une Ondine rejetée. Elle ne quitte guère Liszt en déclinant l’Almeria d’Albéniz au rythme du doux et lancinant balancement de la mer. Suit une étude de Toru Takemitsu, Rain Tree Sketch II où, en hommage à Olivier Messiaen, le célèbre compositeur japonais et élève de Debussy, reprend le récit de l’arbre qui stocke l’eau de pluie dans ses feuilles de l’écrivain Kenzaburo. Et elle embarque ses auditeurs dans la Barcarolle n°5 en fa mineur de Gabriel Fauréavant les entraîner au grand large jusqu’à la légendaire ville d’Ys et la Cathédrale engloutie de Debussy. Le temps de mouiller au môle des Chartrons pour remplir son gobelet à la fontaine des Girondins et elle reprend la sonate pour piano n°2 en fa dièse mineur de Johannes Brahms qu’elle avait enregistrée en 2010 sous le label Régis. Le jeune protégé de Robert Schumann montrait déjà ce génie qui allait ébranler le monde de la musique. Il y montrait aussi une belle complexité d’écriture qui défie toujours les meilleurs exécutants. Certes une interprétation en public n’est jamais, et heureusement, la réplique exacte d’un enregistrement. Hélène Grimaud a depuis vécu, souffert et mûri. Mais autant la première partie de son récital a pu paraître divertissante mais, somme toute, anecdotique, autant le retour vers Brahms a révélé une réelle intensité et notamment dans le deuxième mouvement, l’andante con espressione. Comme si, guidée par les doigts de la pianiste, la musique plongeait jusqu’aux profondeurs de l’âme pour en révéler la richesse et l’éclat. Le scherzo, enlevé et joyeux, a annoncé avec à-propos un allegro non troppo apaisé au rubato plein de chaleur. Et comme il est également très fleur bleue, le vieux bougon n’a pas non plus résisté au sourire de l’artiste lorsqu’elle a salué son public enthousiaste avec le charme qu’on lui connaît quand elle veut bien s’en donner la peine.
(Suivre les chroniques du vieux bougon en s’abonnant à newsletter)