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« Charlie » et moi. Chapitre 5 : 2003, « Plutôt mort qu’en panne d’essence » !

Publié le 28 janvier 2015 par Legraoully @LeGraoullyOff

Charlie Hebdo - Plutôt mort qu'en panne d'essence

Avec le recul, j’en veux un peu à ma génération, et subséquemment aussi à moi-même, d’avoir laissé le sarkozisme triompher et mettre ce foutu pays dans la merde dans laquelle nous pataugeons encore aujourd’hui… À notre décharge, pouvions-nous vraiment imaginer que Sarkozy réussirait en 2007 ce tour de passe-passe de faire croire aux imbéciles qu’il n’avait rien à voir avec la politique, alors honnie, de Chirac ? Mais il faut le reconnaître, nous n’avons pas su lutter efficacement contre la droite, en tout cas pas avec autant de vigueur que le monstre le méritait : Raffarin opposait aux mouvements sociaux un mur de mépris et d’arrogance qui faisait passer Juppé pour un exemple de souplesse et de diplomatie, et, découragés, nous avons baissé la garde trop tôt, d’autant qu’en 2003, Raffarin commençait enfin à baisser significativement dans les sondages, ce qui était déjà une sacrée victoire tant il était invraisemblable qu’il ait seulement pu être populaire ; moi-même, je croyais sincèrement en avoir déjà fini avec le « consensus mou », ce fléau dont j’avais appris l’existence pendant les six mois d’optimisme béat qui avaient suivi la réélection de Chirac… Bref, le retour de la gauche au pouvoir quatre ans après semblait une évidence absolue, ça paraissait être dans l’ordre des choses, on a cru en toute bonne foi qu’on pouvait se permettre de prendre notre mal en patience…

Mais surtout, à ce moment-là, dans la catégorie des ordures, Raffarin et sa bande avaient déjà été coiffés au poteau par un connard de dimension internationale : George Bush Jr. Quand il avait envoyé son armée en Afghanistan, on n’avait rien dit, on était tous sous le choc des attentats du 11 septembre, ça nous semblait une riposte plutôt légitime et proportionnée – ce n’est que bien après qu’on a su qu’il n’en était rien, mais pour l’Irak, là, on a tout de suite vu que c’était abusif, on a tout de suite vu que le pétrole était la seule raison d’être de cette croisade insensée. Ce fut même un des rares mérites de Chirac, pour une fois bien inspiré, de refuser de s’engager dans une guerre qui n’était ni légale ni légitime et qui, pour ne rien arranger, allait coûter plus que cher, à tous les niveaux, aux pays qui allaient avoir l’idée idiote de participer à cette boucherie… Enfin, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin, vous vous en souvenez aussi bien que moi, de l’indignation mondiale contre Bush et sa clique de bigots sanguinaires : je n’ai pas besoin non plus de vous rappeler qu’aux élections suivantes, les Américains, fidèles à eux-mêmes, ont malheureusement voté sans tenir le moindre compte de l’opinion internationale et fonçant d’eux-mêmes dans le gouffre vers lequel les conduisait George Bush-Panurge… Dans mon lycée, on sentait vraiment venir le jour où les États-Unis allaient bombarder la France… C’est dans ce contexte-là que j’ai acheté ce numéro de Charlie (ben voilà, on revient à notre sujet, c’était pas la peine d’être impatient !) avec, à la « une », ce dessin de Cabu représentant Bush hurlant « Plutôt mort qu’en panne d’essence » ! C’était en février, avant le début de la guerre, quand on croyait encore pouvoir rabattre leur arrogance aux cow-boys de Washington, je me souviens qu’il faisait froid – car oui, en ce temps-là, il nous arrivait encore d’avoir froid en hiver… Ce fut donc le premier numéro de Charlie que j’emmenai au lycée.

À vrai dire, je ne suis pas tout à fait sûr que cette dernière phrase soit vraie : je suis bien certain d’avoir emmené ce numéro au lycée, je me revois encore aller à la cantine avec le journal dans mes affaires, mais je ne suis pas tout à fait sûr que ce fût la première fois ; disons que c’est ainsi que je vois les choses dans mes souvenirs. De toute façon, même si ce n’est pas vrai, il y a peu de chances pour qu’un témoin vienne infirmer mes propos car, à cette époque encore, même si je n’étais plus l’objet de répulsion que j’avais été pour mes « camarades » de collège, j’étais encore un adolescent plutôt renfermé, replié sur lui-même et, du fait du harcèlement dont j’avais été la victime, assez méfiant envers les gens de mon âge (non, je vous assure que ce n’est plus le cas aujourd’hui) : du coup, je ne partageais pas encore grand’ chose avec mes camarades, tout au plus sentais-je confusément que je n’avais plus à redouter d’hostilité déclarée de leur part. En attendant, entre deux cours, surtout s’il y avait une heure d’attente pour une raison x ou y (absence d’un professeur, emploi du temps mal foutu, etc.), comme je ne parlais pour ainsi dire avec personne, je m’emmerdais : c’est pourquoi, un jour, j’ai sauté le pas, j’ai décidé d’apporter mon Charlie au bahut. Après tout, ce n’était pas interdit, et même si ça l’avait été, je n’avais plus de carnet de correspondance, ce boulet de papier qu’on nous imposait au collège : pour tout dire, même, quand je voyais tous ces jeunes assis en rond par terre dans la cour (quand je pense qu’au collège, je ne pouvais pas m’asseoir par terre sans être traité de gros dégueulasse !), j’avais vraiment l’impression d’être libéré d’un abominable bagne moral ! Alors je me suis mis à lire Charlie Hebdo dans la cour du lycée : ceux qui connaissaient mes dessins ont tout de suite compris bien des choses ! Non, je ne m’affichais pas en train de lire pour faire mon intéressant, mais disons que je ne m’en cachais pas vraiment : de toute façon, allez lire un journal en cachette au lycée quand vous n’avez pas envie de rester un couple d’heures dans des toilettes puantes ou sous un escalier crasseux ! Et puis il n’y avait pas de honte à ça puisqu’en brocardant Bush, les flibustiers de Charlie s’en prenaient à un personnage honni des élèves et des professeurs : ce n’était évidemment pas la seule raison, mais je n’ai pas le souvenir d’avoir senti de la désapprobation quand j’avais mon journal grand ouvert dans mes mains !

Prétendre que j’ai toujours lu tout l’hebdomadaire serait exagéré : au début, j’y allais à tâtons, un peu comme quand, à quatorze ans (c’était mon âge justement), on boit son premier verre de vin du bout des lèvres ; mais très vite, je me suis imposé la discipline de ne pas laisser une miette du journal, et je découvris bientôt que l’agressivité de ces pages était tout sauf gratuite : la hargne des rédacteurs et dessinateurs de Charlie était à la hauteur de l’indignation que suscitait ce qu’ils dénonçaient, beaucoup d’entre eux avaient des références culturelles assez pointues, celles-là même que je découvrais à la même époque sous l’égide bienveillante de la fée bienfaisante que j’avais comme prof de français, et ces gens-là savaient les mobiliser à bon escient, opposant à l’obscurantisme et à l’absurdité qui gangrènent le monde les lumières de la culture et de la dérision ; leur bêtise et leur méchanceté bien haut proclamées n’étaient que lucidité, ils avaient conscience que la réalité ne brillait ni en tendresse ni en intelligence et avaient donc pris le masque « bête et méchant » pour lutter à jeu (à peu près) égal avec la vraie bêtise et la vraie méchanceté, pour rééquilibrer le rapport de forces qu’il y avait entre eux, humbles artistes, et l’arrogance des puissants. Bref, ils étaient porteurs de lumière et j’avais le sentiment, en leur jurant fidélité, de faire partie d’une élite éclairée (que voulez-vous, quand on est jeune, on a toujours tendance à exagérer) : je n’avais donc pas honte de lire Charlie sous les yeux de mes camarades et de mes professeurs : ça expliquait d’où me venait l’inspiration pour les horreurs que je dessinais sans pour autant remettre en cause ma réputation d’élève brillant ; je pense même que c’est avec les profs, et tout particulièrement avec la formidable prof de français susnommée, que j’ai commence à oser partager ce que je découvrais, ce qui n’a fait que renforcer ma conviction que j’étais sur une bonne voie ; ce n’étais pas si étonnant que ça puisque j’avais en face de moi une génération d’enseignants qui n’avaient plus rien à voir avec les notables obtus que le grand Duduche faisait tourner en bourrique : au pire, la dérision à la sauce Hara-Kiri ne leur semblait plus intolérable, mais la plupart d’entre eux avaient grandi avec le Charlie Hebdo des seventies.

De toute façon, je voyais bien que si les gens de Charlie étaient bien des contestataires, leur contestation n’avait rien à voir avec la rébellion de supérette du cancre de service, ce n’était pas le réflexe de rejet systématique du sale gosse qui se sent obligé de dire noir dès que le prof a dit blanc, leur révolte était radicalement à l’opposé de ce que je trouvais si insupportable chez mes « camarades » de collège qui, à l’heure actuelle, sont probablement devenus des beaufs à Cabu… Apprendre que Cavanna et Siné avaient été de bons élèves à l’école n’a fait que confirmer ce que je supposais : à Charlie, on ne contestait pas pour le plaisir de contester, on montrait simplement du doigt ce qui était intolérable ; soit dit en passant, aujourd’hui, ça ne m’en rend que d’autant plus insupportables ceux qui crachent sur le mouvement du 11 janvier sous prétexte qu’il y avait dans le cortège des gens qui ne leur plaisaient pas…

À suivre…

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