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Alan Beffroi #8

Publié le 28 janvier 2015 par Yannbourven
Alan Beffroi #8    Rue de Belleville, Alan débarque enfin dans la brasserie pour effectuer son extra, et c’est déjà blindé de clients : des employés d’agences de pub et des étudiants palabrent devant des bouteilles de Brouilly et des mojitos, des clients bruyants – restés debout (les tables ayant toutes été prises d’assaut pendant l’happy hour) et qui pour ne pas montrer qu’ils sont vexés font semblant de danser – reniflent la bouffe ou le décolleté de la serveuse soumise et souriante qui se glisse entre eux comme une vipère en nage en apportant les deux ou trois planches mixtes composées de charcuterie et de fromages bon marché jusqu’au tables du fond bien trop éloignées du passe de la cuisine. Au comptoir la musique est forte, Alan salue vite fait le patron, je te laisse, je dois y aller, tu bosses avec la serveuse là-bas, je sais plus son prénom, bref on s’en fout, à la fin tu fais la caisse et tu prends tes cents balles, mais pas plus, bon courage mon pote, et n’oublie de brancher l’alarme quand tu fermes. Alan reste derrière le bar et envoie les consos, Erin porte l’enfant à bout de bras et tous les deux s’installent à une petite table dans l’obscurité. Alan jette de temps en temps un œil méfiant sur l’enfant qui dort : je le sens pas ce gosse, comment fait-il pour dormir comme ça avec tout ce boucan, il faudrait peut-être qu’il se réveille un jour, c’est vrai quoi, il parle en dormant, et le pire c’est qu’il s’exprime comme un adulte, c’est fou, où sont ces parents, le recherchent-ils, en tout cas il est vivant, c’est déjà ça. Erin l’écoute, absorbée, fascinée, elle note sur son carnet les paroles acides, celles qui sourdent des visions épileptiques. 
    La soirée se déroule sans incidents majeurs, seulement quelques frictions entre jeunes et vieux poivrots. Deux générations à l’haleine chargée se faisant front. Alan a presque oublié la présence d’Erin et de l’enfant qui dort. Lorsque soudain tout le monde se tait. Alan, qui était parti cherché quelques bouteilles au chai, revient dans le bistrot, silence terrifiant, seule la musique se fait entendre. Il demande à la serveuse ce qui ne va pas, la fille, livide, désigne du doigt le fond du bar, l’obscurité, Alan s’approche, Erin pleure, elle presse son coup ensanglanté avec sa main droite, elle est toute blanche, pendant ce temps l’enfant, la bouche en sang, se faufile sous les tables comme un rat, se relève, court, renverse des verres, et s’enfuit du bar en hurlant : voleuse de rêves ! voleuse de rêves ! t’es pas ma maman ! Alan essaie de lui courir après, mais le garçon a déjà disparu dans la foule indifférente de la rue de Belleville. Alan revient vers Erin, montre-moi, il se penche, examine l’horrible blessure, l’enfant lui a mordu le cou, lui a même déchiré un morceau de peau. On lui donne des compresses et des serviettes, mais le sang s’écoule encore, le flot est ininterrompu, Erin s’est évanouie, on l’a allongée sur une banquette, les gens s’en vont, choqués.     J’appelle le Samu, crie la serveuse encore présente.     Tu fermes ta gueule et tu dégages d’ici, répond Alan, je m’occupe de tout, merci d’être venue.    Il referme la porte, la verrouille, Erin est au plus mal, il la surveille, elle respire péniblement, suffoquant, délirant en anglais, Alan retourne au comptoir, prend cinq cents euros dans la caisse, se sert un cognac tonic bien chargé, le boit cul sec, et retourne au fond de la salle, dans l’obscurité, près d’elle qui souffre, qui meurt, on dirait bien qu’elle crève, on dirait bien qu’elle… mais… attends. Alan s’empare soudainement du carnet, et lit les toutes dernières phrases qu’a écrit Erin, d’après les paroles de Percy prononcées dans son sommeil infernal :      …Voleuse de rêves, t’es pas ma maman, la Réalité-nuit éternelle débutera aujourd’hui dans le théâtre non loin du trottoir où l’écrivain et la voleuse de rêve m’ont ramassé, la Réalité-nuit éternelle débutera lorsque la Lune avorteuse sera pleine, emplie de tous les rêves, les cauchemars et les révoltes des femmes, des hommes et des enfants non résignés qui ont souffert depuis la nuit des temps dans cette maudite cité…     Alan s’interroge, la Réalité-nuit, j’y pense depuis toujours, que sait-il de cette utopie, qui est cet enfant délirant, il faut que je sache… Il décide de se rendre sur le pont, dans le quartier la Chapelle, il parle d’un théâtre, les Bouffes du Nord ? Sûrement, je vais y retourner, il le faut, mais Erin ouvre les yeux.      Alan, j’ai froid, réchauffe-moi Alan, i am afraid, il faut que tu transportes moi à l’hospital, please.     Non, tout va bien se passer, je te le promets, tu vas déjà beaucoup mieux ma belle… je… je dois juste retrouver l’enfant, tu comprends, je dois y aller, mais je reviendrai, je le jure.      Elle lui tend le bras comme une revenante.    No, je vois la fin, les derniers jours de l’humanité, death… death… death… pars pas, me laisse pas.     Alan l’embrasse. 
  J’vais appeler les secours, ils viendront te chercher, tu t’en sortiras ne t’inquiète pas, on se retrouvera dans la Réalité-nuit parce que je sais qu’elle existe ! laisse-moi y aller maintenant ! puisque je dois retrouver l’enfant… (Image : Le Cauchemar, de Füssli)

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