« Charlie » et moi. Chapitre 7 : 2004, « Gébé est mort. »

Je ne suis pas prêt de l’oublier, cette soirée électorale des régionales de 2004 : la claque qu’avait prise la droite ! Je revois encore cette carte de France uniformément rose à l’exception d’un petit bout de bleu qui représentait l’Alsace… Trois jours après, Charlie titrait « La machine à perdre est réparée » avec un dessin de Riss montrant Chirac sur le point de se faire sauter à la dynamite, toute l’équipe proposait des pistes (plus ou moins fantaisistes) pour trouver un nouveau premier ministre et Philippe Val jugeait que le rideau était déjà tombé avec un bruit mat sur le chiraquisme : bref, le journal illustrait bien le sentiment général au lendemain du second tour, personne n’aurait imaginé un seul instant que Chirac oserait garder Raffarin et ne pas changer de cap après un désaveu aussi cinglant !

Et bien si. On avait sous-estimé son culot, on avait presque oublié qu’on avait affaire à la pire crapule politique du XX^e siècle. Déjà, le jour même de la parution du numéro de Charlie susnommé, que j’avais acheté lors d’un voyage scolaire à Paris, on savait que Raffarin resterait à Matignon ; le lendemain, on apprenait la composition du gouvernement « Raffarin III » et on voyait alignée toute une série d’affreux jojos qui n’auguraient rien de bon. Voilà quel cas Chirac faisait du mécontentement populaire quand il s’exprimait par les urnes ! Ça nous navrait, mais bon, nous étions sûrs désormais que la gauche allait gagner en 2007, alors une fois encore, on prenait notre mal en patience… En attendant, la semaine suivante, Charlie prenait évidemment acte de ce foutage de gueule éhonté qui, il faut cependant le dire, était légèrement occulté en couverture par l’expression d’un chagrin. J’avais déjà appris la triste nouvelle dans la presse locale, après mon retour à Brest, j’attendais donc de voir comment la rédaction du journal allait réagir et, naturellement, la « une » y était consacrée, même le titre du journal avait été mis à contribution avec, dans le « o », SON portrait et, écrit juste en-dessous, la confirmation, sans fard ni faux-semblant, de cette nouvelle déprimante : « Gébé est mort ».

S’il ne fallait reconnaître qu’un seul mérite à Charlie, ce serait celui d’appeler un chat un chat ; quand un de ses collaborateurs clamse, on ne lit pas « machin nous a quitté », « bidule s’est envolé » ou toute autre périphrase cucul la praline qu’on lit habituellement dans la presse en papier glacé, non, on lit « il est mort » tout simplement. Pourquoi chercher plus loin, c’est déjà assez triste comme ça ! D’ailleurs, ils ne se sont pas répandus en hommages larmoyants, ils ont continue à faire leur boulot comme d’habitude, et la semaine suivante, le journal était augmenté d’un cahier de seize pages titré : « Gébé est mort. Que dire de plus ? Laissons-le parler. » Et c’était effectivement la meilleur chose à faire, permettre aux lecteurs de redécouvrir l’œuvre écrite et dessinée de Gébé : inutile de faire de beaux discours, son œuvre pléthorique est toujours là et parle pour lui mieux que ne le ferait n’importe quel survivant. Ils ont dû avoir du mal à choisir les textes et dessins qu’ils ont mis en avant, tant Gébé était un auteur aux milles facettes, qui jonglait avec douze styles graphiques différents ! Bref, là où certains journaux auraient profité de la mort d’un de ses collaborateurs pour remplir quelques pages à peu de frais, Charlie préférait faire un supplément spécial pour laisser au travail des survivants la place qu’il méritait, et là où certains auraient saisi l’occasion pour faire leurs petits « m’as-tu-vu-dans-mon-joli-hommage », ils laissaient l’œuvre du défunt parler à sa place, comme un éternel doigt d’honneur tendu, qui ne se repliera jamais, à l’attention de la connerie humaine – si cette comparaison vous rappelle étrangement le caveau que s’est acheté Siné, c’est volontaire.

Bon, pour être franc, la mort de Gébé, il y avait déjà un moment que ça couvait : depuis quelques mois, on ne voyait plus du tout sa signature dans le journal et on savait qu’il était hospitalisé. Il y avait bien eu une lueur d’espoir, quand il avait envoyé, depuis sa chambre, un dessin représentant un type (une évocation de lui-même, bien entendu) trouvant un crayon… Mais il faut croire que Georges Blondeaux (c’était son vrai nom) avait la vie moins dure que Siné, il a donc laissé Charlie sans capitaine et, ainsi, la semaine de l’annonce sa mort, le journal proposait en couverture une caricature de Raffarin due à Gébé barrée d’une grande croix et légendée « plus jamais ça ! » : ironie maximale, bien sûr, puisqu’on était loin d’être débarrassé du monstre ! Toutefois, ce ne fut qu’en regardant la quatrième de couverture que je pus comprendre le sens véritable de cette couverture plutôt bizarre car moins directe et plus allusive que ce à quoi le journal m’avait habitué : il s’agissait en fait d’un montage, d’une version « moderne » d’une autre couverture de Charlie dessinée par Gébé, publiée après la mort de Pompidou… Voilà où l’équipe du journal voulait en venir : en 1974, Gébé espérait que le gaullisme version « vieux crocodiles » qu’incarnait Pompidou allait définitivement disparaître avec ce dernier et, trente ans après, hélas, non seulement on avait un « Pompidou bis » en version hardcore mais, pour ne rien arranger, rien ne semblait pouvoir le déloger, pas même un désaveu électoral cinglant. De là à dire que le combat mené par Gébé avait été vain et que le maintien de Raffarin à Matignon fut le coup de grâce qui l’a fait mourir, il n’y a qu’un pas…

Dire que la mort de Gébé m’avait affecté outre mesure serait exagéré : comme je vous le disais, tout le monde s’y attendait plus ou moins ; après tout, c’était une mort naturelle, qui rentrait plus ou moins dans l’ordre des choses. C’était bien sûr malheureux d’avoir perdu un artiste d’une telle envergure, mais on n’y pouvait rien. Et de toute façon, avec ou sans Gébé, Charlie continuait à vivre, c’était le principal. J’étais bien sûr loin de me douter qu’avec Philippe Val désormais seul maître à bord, des choses moyennement plaisantes se préparaient…

À suivre…

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