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« Charlie » et moi. Chapitre 9 : 2006, « C’est dur d’être aimé par des cons… »

Publié le 07 février 2015 par Legraoully @LeGraoullyOff

Charlie Hebdo - C'est dur d'être aimé par des cons

L’année 2006 commençait sur une sacrée fierté pour le jeune étudiant même pas encore majeur que j’étais ; et oui, j’étais déjà étudiant et j’étais pourtant toujours mineur, ayant décroché mon bac à 17 ans : mais à la limite, j’étais moins fier de ça que d’avoir gagné un voyage au festival d’Angoulême en participant à un concours de BD !

J’avais envoyé deux planches consacrées au tournage fictif d’un film racontant la passion du Christ de façon caricaturale : une sorte de réponse au fameux film de Mel Gibson qui avait fait couler beaucoup d’encre, et une manifestation on ne peut plus explicite de l’influence que Charlie avait désormais sur moi ; à l’époque, j’étais tellement persuadé d’avoir pondu un truc provocant que j’ai été très surpris (et heureux) de découvrir que je faisais partie des quarante lauréats – sur plus de six mille concurrents ! Avec le recul, cependant, je ne suis plus si étonné car j’y exerçais un type d’humour plutôt rare chez les gens de mon âge : le jury avait dû se dire j’avais au moins le mérite de l’originalité au sein d’une générations où les planches-fœtus pseudo-artistiques et les lamentations désabusées sur ce monde pourri abondaient ; aujourd’hui, quand je revois ces deux pages, je n’en suis plus très fier, malgré leur importance symbolique et aussi en dépit du fait que, sans le savoir, j’avais déjà mis le doigt sur ce qui allait faire débat tout au long de l’année…

Mon premier voyage à Angoulême était d’autant plus placé sous le signe de Charlie que l’édition 2006 était présidée par Wolinski que je pus donc voir sur scène le soir de la remise des prix : ainsi, j’aurai eu la chance de le voir vivant, qui plus est disant des choses que seuls les artistes nourris au biberon de Hara-Kiri osent proférer ; après quelques mots gentils à l’adresse de Thévenet, le directeur du festival, il lança (approximativement) : « putain, ça fait des années que je lui lèche le cul et maintenant que je suis président, je continue » ! Ces paroles détonnaient, elles contrastaient violemment avec l’ambiance plutôt compassée et consensuelle de la cérémonie : dans un numéro de Charlie publié peu après, Wolinski n’hésitera pas à avouer sa consternation devant certaines « niaiseries » ; des niaiseries qu’une certaine actualité allait bien vite faire oublier et qui étaient de toute façon bien innocentes en comparaison de l’avalanche de conneries que Wolinski, avec toute l’équipe de l’hebdo, allait bientôt affronter. C’était d’ailleurs dans le train qui me ramenait à Brest que j’eus vent pour la première fois du scandale provoquées par certaines caricatures danoises…

Cette tristement célèbre affaire avait eu un précédent : déjà, en 2002, Charlie avait reçu des menaces suite à un dessin de Cabu ironisant sur la polémique autour du port du voile islamique ; on y voyait un Mahomet maffieux, avec cigare et verre de cognac, présidant le concours « Miss Sac à patates » ! Autant dire un dessin mille fois plus violent que ce qui allait faire couler tant d’encre (et pas que…) quelques années plus tard ! L’affaire des caricatures danoises sera l’occasion pour Cabu d’avouer, répondant aux questions du journal Le Monde, qu’il ignorait totalement, à l’époque, que l’Islam interdisait de représenter le prophète : c’est dire si les accusations de malveillance ne tiennent pas ! Le dessinateur avoua aussi qu’il trouvait toutes les religions débiles, sans aucune exception : les accusations d’islamophobie ne tiennent donc pas non plus. De toute façon, les interdits d’une religion déterminées n’ont pas à s’appliquer à la société entière et Cabu n’étant pas musulman, il n’est pas tenu de les respecter : de surcroît, la religion d’une personne, de même que ses opinions politiques, et contrairement à son sexe, à sa couleur de la peau ou à son orientation sexuelle, relèvent d’un choix qui, en tant que tel, peut être sujet à caution, peut faire l’objet d’un débat voire d’une critique, même virulente. Imparable ?

Et bien il faut croire que non : que des crapauds de minaret qui ont troqué leur cerveau contre un Coran aient envoyé des menaces au journal et que des intégristes lui aient intenté un procès, ça, à la limite, on pouvait s’y attendre, s’ils n’étaient pas cons, ils ne seraient pas intolérants ; mais que des gens qui se disent laïcs voire de gauche, tombant naïvement dans le panneau, reprennent les accusations de racisme et d’islamophobie, c’était déjà plus grave ! Ça n’a malheureusement fait que s’amplifier au fil des années, rendant Charlie de plus en plus vulnérable face aux menaces dont il faisait l’objet – la mauvaise réputation, pas totalement usurpée, de Philippe Val, n’a évidemment rien arrangé. Pire, le gouvernement de l’époque, Chirac en tête, a été en-dessous de tout : loin de soutenir la liberté d’expression et de dérision en France, le vieux requin de Corrèze, vraisemblablement soucieux de ménager ses relations avec ses relations crapuleuses de Syrie, a préféré fustiger les « provocations inutiles » du journal, offrant un numéro rappelant à s’y méprendre celui des « honnêtes gens » des aventures de Lucky Luke, ceux qui passent leur temps à ménager les bandits qui les terrorisent et à accuser de tous les maux le héros qui les défend ! Même la fameuse phrase de Sarkozy, « Je préfère un excès de caricature à un excès de censure », était hors de propos : une caricature étant par définition un excès, affirmer qu’un « excès de caricature » est possible, c’était déjà sous-entendre que des limites devaient être imposées aux satiristes, ce dont l’intéressé n’allait évidemment pas se priver durant son quinquennat, hélas ! Les dessinateurs de Charlie n’ont d’ailleurs pas été dupes du soutien de l’ex-caniche de Balladur, à commencer par Riss qui y a répondu en ces termes : « C’est dur d’être aimé par un excès de caricature ! »

Le procès proprement dit visait essentiellement trois dessins : premièrement, le fameux dessin de couverture dû à Cabu, avec un Mahomet « débordé par les intégristes » et disant à propos de ces derniers « C’est dur d’être aimé par des cons ». On était loin du Mahomet mafieux représenté quatre ans plus tôt et comme il se prenait la tête dans les mains, on voyait à peine son visage : de toute façon, pour y voir une insulte à l’Islam, il fallait ne pas l’avoir lu en entier, puisqu’il était écrit en toutes lettres que seuls les intégristes étaient visés ! Il y a gros à parier que ces derniers l’avaient compris, d’où leur ire, et qu’ils comptaient sur l’oubli de ce « détail » pour gagner le soutien de la société civile : de fait, de nombreux journaux ont cité le dessin sans mentionner la légende, laissant entendre erronément que Cabu traitait de « cons » tous les musulmans. Venaient ensuite deux des caricatures publiées au Danemark, l’une qui représentait Mahomet annonçant aux kamikazes démarquant au paradis qu’il était à cours de vierges (de loin le meilleur du lot) et l’autre avec Mahomet portant une bombe dans le turban : le premier n’était pas tellement méchant, le second était certes un peu plus violent, mais les deux dénonçaient sans ambiguïtés l’instrumentalisation de l’Islam à des fins guerrières. De toute façon, ils n’étaient pas le fait des dessinateurs de Charlie qui les avaient reproduites à des fins purement informatives. En fait, les intégristes attaquaient ceux qui les gênaient, rien de plus, et utilisaient la méfiance rampante envers l’Islam en Europe comme prétexte pour donner un semblant de légitimité à leur lutte contre la liberté. C’était à se demander pourquoi ils n’attaquaient pas aussi le dessin de Luz qui les traitait de « caricatures de musulmans » (j’en parle parce que j’avais eu la même idée et que je l’avais dessinée avant de découvrir le crobard de Luz, ce dont j’étais très fier). C’est dire si les juges avaient intérêt à ne pas leur donner raison : on aurait pu considérer, à ce moment-là, que la liberté de dérision en France avait vécu !

Le déroulement du procès donna lieu à un film de Daniel Leconte qui fut même sélectionné à Cannes : voir l’équipe de Charlie monter les marches du festival fit d’ailleurs grincer quelques dents, mais pas les miennes ; encore aujourd’hui, ça ne me choque pas plus que ça, même si Cavanna n’a pas manqué, dans Lune de miel, de dire à quel point cette anecdote lui avait fait sentir qu’une poignée d’arrivistes essayaient de se servir de lui comme caution morale, mais au-delà de ça, j’y voyais plutôt un signe, parmi d’autres, de la victoire de l’hebdo sur l’obscurantisme. Car la partie n’était pas forcément gagnée : le documentaire de Leconte nous fit voir que si les accusateurs de Charlie avaient un argumentaire volant au ras des pâquerettes, il en allait autrement de leur avocat, Maître Szpinter, personnage assez répugnant mais indubitablement habile et efficace qui ne facilita pas la tâche à Maître Malka, l’avocat de l’hebdo – le duel entre les deux avocats fut d’ailleurs ce qu’il y avait de plus palpitant à suivre dans le film. C’est dire si le soutien d’élus, même de ceux que le journal ne manquait jamais de brocarder, était bienvenu : Hollande et Bayrou avaient pris sur eux de témoigner en faveur de Charlie alors qu’ils n’avaient aucun intérêt particulier à le faire (ils ne pouvaient pas ignorer qu’ils ne gagneraient pas l’hebdo à leur cause pour autant), ce qui était assez admirable de leur part. On n’a pas manqué, après le procès, de se demander si le journal aurait accepté le soutien de ces individus au temps où il était dirigé par Choron. Question idiote : Choron était déjà mort depuis un an et s’était de toute façon désolidarisé de l’équipe depuis la relance du journal en 1992, on ne pouvait pas donc le faire parler ; et quand bien même, on pourrait répondre que oui, si Choron avait reçu, dans des circonstances similaires, le soutien de Mitterrand et de Raymond Barre (qui étaient un peu aux seventies ce que Hollande et Bayrou furent aux années 2000), il les auraient probablement envoyés paître…et ça n’aurait pas été très malin de sa part, il aurait laissé penser qu’il ne valait pas mieux, en matière d’intolérance, que ceux qui l’attaquaient, et ce serait privé d’un soutien qui, pour le Charlie d’aujourd’hui, a peut-être contribué à faire la différence. Que des hommes politiques soient beaux joueurs au point de défendre ceux qui n’ont de cesse de les brocarder, ça mérite quand même qu’on enterre provisoirement la hache de guerre avec eux, quitte à la déterrer aussitôt après, une fois qu’on en a fini avec les ennuis créés par des illuminés ; vous ne croyez pas ?

Mais en 2006, je ne me posais pas encore toutes ces questions, je me contrefoutais des palabres « récupération or not récupération » : tout ce que je voyais, c’est que la liberté de dérision était directement menacée, alors tous derrière Charlie, sans hésitation ! Sans compter que j’étais le seul, dans ma classe d’hypokhâgne, à avoir un exemplaire de ce fameux numéro auquel les barbus avaient fait une publicité inespérée : je me revois encore, dans le car qui nous conduisait en voyage d’étude dans le Bordelais, le faire passer de mains en mains ! Mine de rien, en ajoutant ça à mon petit prestige de premier de la classe (car l’époque où mes camarades criminalisaient le fait d’être bon élève était bel et bien derrière moi) et de lauréat du festival d’Angoulême ! Et puis on allait avoir besoin de l’hebdo s’il s’avérait qu’on allait devoir supporter Sarkozy à l’Élysée pendant cinq ans…

À suivre…

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