Sur le front
-J’en ai marre de toi, michèle, espèce de grosse vache !
-Et toi, Helmut, tu es un porc ! Un sale porc ! D’ailleurs tous les allemands sont des PORCS !!!
-Achten Sie darauf, was Sie sagen, Michèle ( Fais attention à ce que tu dis, Michèle !)
Douce soirée aux cris mélodieux des voisins d’en face. Essayez d’écrire avec cette berceuse.D’un bond, je me lève et donne un grand coup de balais dans le mur:
-CA SUFFIT LE BRUIT ! SINON J’APPELLE LA POLICE ! IL EST 23 heures !!!
Les Munch sont de retour ; c’est un couple de retraités qui séjournent six mois en France et le reste de l’année en Allemagne. Sombres tarés, fascistes sur les bords, maniaques aux entournures.
Les Munch; surtout Helmut Munch. Il a emménagé dans l’immeuble l’année dernière, avec sa femme Michèle et sa collection de croix gammées, ou plutôt avec ses croix gammées (placées dans une vitrine munie d’un système de surveillance ultra-sophistiqué) et sa femme, aussi givrée que lui : elle en confectionne au crochet. Monsieur et Madame Munch : gros nazis, habitant un appartement spacieux, tout blanc, au mobilier dernier « cri »*
Depuis qu’ ils sont revenus, il y a un vacarme terrible.
Les Munch
A 22 heures tapantes, leur appartement devient un camp d’artillerie : on s’apprécie à coups de jurons, de blasphèmes puis d’armes lourdes. Madame Munch sort alors son arsenal : fer à repasser, ainsi qu’un strident leitmotiv : « Si tu casses mes bibelots en verre, je retourne chez mon père ! » Monsieur Munch, prénommé « Mamour » lorsqu’il ne découche pas, sachant pertinemment qu’elle n’ira pas se pendre à la branche paternelle, rit, vocifère puis lance sur sa chère épouse poêles, verres et bibelots.
Je suis déjà allée voir les deux ostrogoths pour leur demander d’arrêter. L’accalmie a duré quelques semaines puis a recommencé. Pétitions, mains courantes ont été déposées au commissariat, sans aucun résultat. L’idée de supprimer ces tordus m’a souvent effleurée…
Silence ; enfin ! Je me remets à écrire. Au bout d’un quart d’heure, on sonne à la porte. Je vais ouvrir : Madame Munch ? Qu’est-ce qu’elle fait ici?
Armistice ?
Elle est venue me présenter ses excuses pour la gêne occasionnée. Elle parle, elle est énorme : un morse. Le chemisier à carreaux qu’elle porte, la grossit encore plus ; quant au pantalon, on dirait un sac, un sac de cent kilos de saindoux.
Je me contente de l’écouter, la laisse exprès sur le palier ; impossible cette fois de franchir la ligne Maginot ; je n’aime pas les collabos. Sans pudeur, elle m’expose les détails de sa vie conjugale : depuis un an, son mari la trompe avec une jeunette, svelte qu’il voit trois fois par semaine, à Franckfort ; elle est désespérée.
Je lui conseillerais de faire une croix (gammée) sur son mariage ou d’entrer dans un camp de concentration pour maigrir puisqu’elle adore la torture mais je m’abstiens. Et ça continue, un flot de paroles ininterrompu ; je n’écoute qu’à moitié, des bribes de phrases « au début de notre mariage, Helmut était un ange », « alors c’était excitant, on allait dans des lieux tenus secrets et on achetait des objets ayant appartenu aux nazis ; Helmut m’a chevauchée et cravachée habillé d’un uniforme de la Gestapo…» J ’ai envie de vomir.
Madame Munch s’agite, sort de son sac un paquet cadeau qu’elle me tend avec un grand sourire.
-C’est un souvenir d’Allemagne.
Qu’est-ce que c’est ? Un tee-shirt avec écrit dessus « Dachau for ever », une dent d’Hitler montée en pendentif ? Impatiente, j’ouvre le paquet, découvre…deux torchons de cuisine avec des saucisses imprimées dessus.
-Magnifique, dis-je.
-Je savais que cela vous plairait ; ce sont des saucisses de Francfort, une spécialité de la région.
Pendant plusieurs minutes, je contemple ces horreurs puis adopte un air grave, fronçant exagérément les sourcils.
-Bon sang !
-Qu’est-ce qu’il y a ? demande madame Munch, inquiète.
-Vous avez d’autres objets nazis dans votre appartement, à part les croix gammées ?
-Oui, plein : des brassards, des affiches de propagandes, des étuis à cigarettes en métal , des casquettes, des insignes…
Tout ce qu’ il y a de plus normal. Et sous son lit, dort une bombe ou un missile. Cette femme est à gerber.
-Savez-vous que c’est illégal de posséder de tels souvenirs et que vous risquez la prison ferme ?
-Je sais, réplique t-elle imperturbable, mais c’est ma passion.
Pourquoi n’enferme-t-on pas ces gens-là ? Pourquoi ?!? J’inspire profondément deux ou trois fois, puis plante mon regard dans celui de madame Munch.
-Ecoute-moi bien, tas de saindoux : si dans trois secondes, tu n’as pas bougé ton gras de mon paillasson, j’informe tous les voisins de l’immeuble (algériens, maliens….) que tu es une NAZI? C’EST COMPRIS ?!?
Elle a vite compris, est retournée précipitamment chez elle.
Je vais avoir la paix pendant un bon moment.
* Note : « Cri » et « Munch » font référence au peintre norvégien Edward Munch (1883-1944), dont le plus célèbre tableau se nomme « Le cri ».