On peut vivre tranquillement dans un courtil perdu dans sa vallée au cœur des Monts. Lire Cioran et Philippe Jaccottet, écouter Mozart, Rachmaninov et Schubert. Sarcler ses salades, tailler ses rosiers et parler à ses arbres. On peut aimer à se baguenauder par les sentiers creusés au fil du temps par des générations de paysans, humer l’air des bois, admirer les étangs sertis dans leurs écrins de saules et de noisetiers. On peut se complaire dans une relative et bucolique solitude sans jamais s’ennuyer et n’en rester pas moins relié au monde, à ses turpitudes comme à ses angoisses, à ses joies, parfois, à ses peurs et à ses drames. On partage la douleur de ceux qui souffrent, on espère avec ceux qui croient encore en des jours meilleurs malgré leurs difficultés et on meurt toujours un peu quand partent ceux que l’on a aimés ou admirés. On peut vivre, en un mot, dans la quiétude du quotidien en essayant de se comporter en honnête homme avec sa famille, ses amis, ses voisins, et les habitants de son village comme de ceux des autres villages, de la ville et de la Terre entière. Mais on est alors révolté par les injustices de plus en plus criantes que l’on constate de toute part et par le rejet de plus en plus indécent des plus fragiles, des sans-abris et de tous les abandonnés de notre belle société consumériste. Et on est accablé par les débordements que vomissent à satiété et avec complaisance journaux, radios et télévisions. Ici et là des jeunes gens profanent des sépultures juives, chrétiennes ou sans confession particulière. Aucun d’entre eux ne semble s’être interrogé sur la bêtise crasse de ses actes. Aucune prise de conscience de la première à la dernière stèle. Ont-ils même songé à la tombe de leurs grands-parents, de leurs oncles, de leurs cousins dans le cimetière de leur propre village ou de leur propre ville. Personne ne leur a donc jamais enseigné ce qui est bien et ce qui est mal ? L’intelligent et le stupide ? Personne ne leur a donc jamais enseigné le simple respect envers d’autres êtres humains ? Une jeune femme se fait agresser et violer dans un train de banlieue sans que quiconque intervienne. Peur de qui ? Peur de quoi ? Nul n’avait donc son fameux téléphone portable sur soi ? Ne sert-il, en définitive, qu’à envoyer des messages sans intérêt dans une orthographe douteuse ? Nul ne pouvait donc, au moins, tirer le signal d’alarme ? Nul ne pouvait au moins prendre une photo de la bête ? L’indifférence serait-elle devenue la valeur morale de notre société et le chacun pour soi sa règle de conduite ? En classe de Cours Préparatoire, une fillette de six ans se voit adresser le signe de l’index passant sur la gorge parce qu’elle est noire. Où le jeune auteur de ce mime odieux a-t-il appris ce geste ? Dans sa famille ? Par son père, son oncle, son frère ? Dans la rue ? À la télévision ? Les actes antisémites ont doublé en 2014 par rapport à 2013 en France. Du 7 au 20 janvier dernier, soit en 12 jours, plus de 130 actes antimusulmans ont été recensés. Sans compter les déversements de haine sur la toile, les discriminations de tous les jours, les insultes et les agressions demeurées sous silence. Non, on ne peut pas vivre sereinement dans son petit univers champêtre bien protégé où la beauté et l’amitié font un cadre douillet. On ne peut que se sentir écœuré, humilié, souillé par toute cette boue, cette intolérance, cette haine de l’autre. Et on a beau invoquer la bienveillance et la bonté, la compassion et l’humanité. On a beau en appeler un peu pompeusement à l’amour. On craint au plus profond de soi que ces mots ne se perdent une fois encore dans un océan de violence, de ressentiment, d’aversion, de rancœur, de colère, de méchanceté. Comment, dans ces conditions, notre monde pourrait-il un jour réellement avancer sur les chemins de son futur ?
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