Comme les adolescents d’aujourd’hui,les gens de ma génération ont bien connu l’angoisse des points noirs. Outre l’acné qui illustrait si joyeusement leurs joues, les points noirs ajoutaient encore à la disgrâce. Il fallait, à l’époque, attendre la visite d’un grand-père ou d’un grand-oncle pour pouvoir s’en débarrasser, au moins provisoirement. Ils avaient toujours avec eux le remontoir de l’oignon qu’ils glissaient alors dans le gousset de leur gilet rayé. Vous appliquiez le carreau sur le point noir, vous tourniez d’un demi-tour en appuyant fortement et votre fâcheux décor disparaissait. Hélas, chassé par une industrie horlogère soucieuse de renouveler sa clientèle, tout cet attirail de prix a été remplacé par des montres bracelet d’un coût nettement moins élevé. Les points noirs, eux, ont survécu à la modernité. Mais nos grand-mères avaient, elles aussi, leur méthode. Il suffisait de quelques grammes d’avoine, de lait caillé, de jus de carotte et d’huile d’olive pour confectionner un premier cataplasme de nettoyage puis d’un peu de banane mûre, de sucre et d’huile d’amende pour extirper les méchantes peaux mortes capables de ramener le discrédit sur votre peau de bébé. Vous vous sentiez ensuite dans les meilleures conditions pour entraîner l’accorte fille du boulanger du bas de la rue voir "À bout de souffle" de Jean-Luc Godard au cinéma de votre quartier. Même si, en définitive, l’obscurité si propice à toutes les audaces lui cacherait ces vilains petits défauts. Puis le temps passa et ces désagréables imperfections disparurent peu à peu. Hélas, quel que soit votre âge, les points noirs vous pourchasseront malgré tout. Qui ne s’est jamais vu, lors d’un déplacement en voiture, bloqué par quelque point noir routier encombré de véhicules concurrents résolument décidés à croiser votre chemin et vous obligeant à respecter une pause intempestive ? Qui n’a pas risqué sa vie un jour en tentant de traverser l’un de ces carrefours accidentogènes que les Ponts et Chaussées et les échotiers de la presse locale appellent sobrement des points noirs ? Nulle recette de grand-mère, ici, n’y pourra jamais rien. Mais vous parvenez à surmonter tous ces obstacles et vous vous acheminez benoîtement vers la seconde moitié de votre siècle, à la fois conscient de votre chance et confiant en l’avenir. Las ! Voici que la carte des départements de votre beau pays menace de s’émailler de trop nombreux points noirs tandis que les roses reculent et que les bleus tentent de s'imposer ! Comment, dans ces conditions, renoncer à l’insouciance de la jeunesse et embrasser celle du quinquagénaire ? D’ailleurs, sans que rien ne le laisse présager, de nouveaux petits points noirs commencent sournoisement à venir danser devant vos yeux. Je vais faire une pause, dites-vous en refermant "L’École du Mystère", le dernier opus de Philippe Sollers. Mais les incidents se multiplient. Vous consultez. La faculté opère. Vous retrouvez l’acuité de votre vue mais au prix d’une paire de lunettes qui vous donne l’air d’un intellectuel de gauche. Et comme un malheur ne vient jamais seul, une délicatesse s’empare à présent de l’un de vos orteils. Tel un œil de perdrix, le point noir d’un cal vous fixe effrontément. Les bains de pieds dans la saumure n’y font rien. Il faut l’ôter. Enfin débarrassé, vous prenez alors conscience que depuis votre adolescence vous êtes littéralement poursuivi par ces maudits points noirs qui n’ont jamais eu d’autre souci que de vous en créer. Grâce à Dieu, on dit que l’ultime point à passer est illuminé d’une éblouissante lumière blanche. L’espoir est donc sauf. Le monde, quant à lui, poursuit dans l’indifférence la plus totale sa marche triomphante sur les chemins de son futur.
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