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Czapski le veilleur

Publié le 01 avril 2015 par Jlk

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Contemplation et fulgurance: les deux moments de la peinture de Joseph Czapski, auteur de Terre inhumaine et grand témoin du XXe siècle.

Cela tient du miracle : à chaque fois c’est un émerveillement que de découvrir les œuvres nouvelles de Joseph Czapski. Alors que tant d’artistes au goût du jour se bornent à répéter tout ce qui a été dit dans les premières décennies de notre siècle par l’avant-garde, Joseph Czapski poursuit — à l’écart des modes mais non sans s’inscrire dans la double filiation de la « peinture-peinture » et de l'expressionnisme tragique (de Cézanne a Nicolas de Staël, ou de Van Gogh et Soutine à Louis Soutter) — son œuvre qu’orientent à la fois l’intelligence d’un homme de vaste culture et la sensibilité à vif d’un témoin de toutes les souffrances de notre temps. 

Or, ce qui est particulièrement bouleversant chez le grand artiste polonais nonagénaire, qui touche à l’extrémité de ses forces physiques et que menace la cécité complète, c’est que ses dernières toiles parviennent à la synthèse des deux tendances qu’il s’est longtemps acharné à concilier, de la construction analytique et du saut dans le vide, de la lutte patiente avec la matière et du geste impulsif, de la contemplation et de la fulgurance. 

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En découvrant la série de natures mortes que Czapski a littéralement jetées sur la toile à la fin de l’an dernier, nous pensons à ce peintre taoïste qui, après avoir médité de longues années sans toucher un pinceau, réalisa son chef-d’œuvre en un tournemain ; ou encore à tous ces artistes se résumant soudain à la fine pointe de leur art, forts du savoir detoute une vie mais touchant finalement à l’essentiel en quelques traits et quelques touches de couleur. Devant le merveilleux « Mimosa », c’est le bonheur du Matisse le plus épuré que nous retrouvons sous la forme d’un poème visuel. 

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Avec le «Vase blanc» évoquant une manière d’icône profane, on se rappelle la quête ascétique d’un Giacometti visant à restituer la mystérieuse essence des objets ou des visages. Plus incroyable encore d’audace elliptique, «Fruit jaune et vase blanc» pourrait être proposé, aux jeunes peintres d’aujourd’hui cherchant à renouer avec la représentation, comme un manifeste de liberté et d’équilibre. 

Enfin, la «Grande nature morte aux vases » éclate comme un hymne à la joie dont la lumière irradie l’harmonie atteinte. 

Le regard de Czapski, c’est évidemment l’œil d’un peintre, et qui pense en formes et en couleurs, en luttant à chaque instant contre le déjà vu. Mais si l’artiste a réagi dès ses jeunes années contre l’académisme de ses aînés (à commencer par le naturalisme « historique » régnant au début du siècle en Pologne) et s’est confronté par la suite à tous les problèmes picturaux de notre époque (de la couleur pour la couleur chère aux impressionnistes, aux images racontées de l’expressionnisme ou à l’abstraction désincarnée, constituant autant de solutions à intégrer puis à dépasser), son regard est aussi celui d’un homme que son destin a immergé dans la tragédie contemporaine et qui n’a cessé depuis lors d interroger la condition humaine, la solitude de l’individu et la déréliction de l’espèce.

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La peinture de Joseph Czapski, par ses visions, réveille et rafraîchit à tout coup notre propre regard sur le monde. Voyez cette grande toile datant de 1969 et intitulée « Le ventilateur » : dans un soubassement de grande ville, entre deux pans jaune sale encadrant, comme un rideau de théâtre, le fond noir suie d’une muraille nue, c’est le double événement d’un choc pictural, avec l’immense poussée rouge sang d’un tuyau de ventilateur, et d’une présence énigmatique que fait peser cet ouvrier à demi-caché dans sa coulée de noir Goya. 

Ou c’est cette autre présence lancinante du «Jeune hommeau Louvre », perdu dans ses pensées comme le sont tous les personnages de Czapski et qui semble flotter dans une grisaille nimbée de jaune-orange et parcourue de grands traits noirs donnant sa formidable assise à la construction du tableau. Ou, enfin, c’est la monumentale « Vieille dame » dont la chair croulante paraît comme écrasée par l’atmosphère feutrée de quelque salle d’attente officielle, tandis que les chevrons obsédants du plancher tanguent follement sous ses pauvres jambes bandées. A l’opposé d’un misérabilisme de convention, Joseph Czapski nous révèle ainsi tout ce que nos yeux aux paupières trop lourdes ne voient plus, par habitude, ou esquivent, par lâcheté. 

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La vie est là, simple et terrible, nous dit et nous répète Czapski, et ce n’est qu’au prix d’une incessante quête de vérité que nous pourrons en déceler la profonde beauté.

 

Témoin tragique

 

Plus âgé que notre  siècle (il est né à Prague en 1896 de parents Polonais), Joseph Czapski, après ses écoles accomplies a Saint-Pétersbourg, où il assista aux débuts de la révolution bolchevique, entreprit des études à l’Académie des beaux- arts deCracovie. Chef de file du mouvement des kapistes, il passa quelques années àParis dans les années vingt, avant de retourner en Pologne pour y défendre saconception de la «peinture-peinture », fortement influencée par Bonnard et les fauves notamment. 

Fait prisonnier par les Soviétiques au début de la Deuxième Guerre mondiale, il échappa par miracle au massacre de Katyn et fut chargé de retrouver en Union soviétique les 15 900 soldats polonais disparus. 

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Dans son livre intitulé Terre inhumaine, Joseph Czapski relate les détails de cette mission et l’épopée tragique de l’armée Anders, rassemblant militaires et civils, avec laquelle il traversa l’URSS, l’Irak et l’Egypte, jusqu’à la bataille du Monte Cassino oùles patriotes polonais devaient apprendre l’abandon de leur pays par les Alliés. En exil à Paris depuis 1945, Joseph Czapski fut l’un des animateursprincipaux de la revue Kultura, dont le rôle fut essentiel pour les Polonais. 

Ajoutons qu’une monographie a été consacrée à Joseph Czapski par Muriel Werner-Gagnebin et que le peintre est lui-même l’auteur d’un remarquable recueil d’essais sur la peinture, paru en français sous le titre de« L’œil ». Tous les ouvrages cités ci-dessus sont disponibles aux EditionsL’Age d’Homme. 

(Cet article a parudans La Tribune-Le Matin du 20 avril1986).


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