Aperçu, en buvant mon café matutinal, le premier couple d’hirondelles de l’année. Il semble qu’il s’agisse des locataires de l’an passé revenus dans l’intention manifeste de jouir de nouveau du nid qu’ils avaient alors patiemment rafistolé sous l’avant-toit de l’appentis. Ils avaient gagné à l’automne les forêts gabonaises ou centrafricaines pour y passer l’hiver au chaud. Ils rentrent à la maison pour nicher. Combien de ces milliers de migrants n’auront pu emmagasiner assez de forces pour ce trajet de retour et seront tombés dans les sables du désert ou auront été engloutis par la Méditerranée ? On ne peut que songer en les voyant exécuter leur ballet avec tant de grâce et d’énergie aux centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui, fuyant la faim, la guerre ou les persécutions, traversent eux aussi la mer dans des embarcations de fortune dans l’espoir d’une nouvelle vie ou, au moins, d’une survie. Combien faudra-t-il de naufragés Erythréens, Maliens, Somaliens ou Nigérians pour qu’enfin nos sociétés assoupies se réveillent et s’alarment ? Les comptables qui pratiquent si bien le langage cru de l’efficacité ont-ils réellement chiffré les bénéfices gaspillés avec la disparition de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants ? Ceux-là mêmes qui quittent leur famille, leur ville ou leur village en dépit des dangers qu’ils appréhendent en toute connaissance de cause, sont précisément les plus entreprenants, les plus courageux et les plus volontaires. Ils partent avec au ventre la rage de réussir. Ils travailleraient quinze heures par jour, sept jours sur sept et pour trois sous s’ils le pouvaient. Voilà qui est bien déraisonnable, pour un capitalisme conquérant et averti, de les abandonner ainsi. Tout comme il est déraisonnable de laisser partir ces jeunes incapables de trouver leur place chez nous pour risquer leur vie et celle des autres dans la quête impossible d’un paradis de pacotille. Tout comme il est déraisonnable de laisser partir ces jeunes diplômés de nos meilleures écoles vers de plus libres continents pour y déployer leurs talents. Tous, les uns et les autres, seraient bien plus utiles là où ils sont nés et où sont leurs racines. Et sans doute beaucoup plus heureux s’ils pouvaient y vivre dignement et libres. Les migrations de populations ont toujours existé. C’est ainsi que la Terre a été peu à peu colonisée par l’homme depuis les ancêtres de Neandertal jusqu’à Cro-Magnon et ses héritiers. Mais pourquoi faut-il toujours qu’elles s’accomplissent dans la tragédie ? Et pendant que cent, trois cents, cinq cents peut-être, hommes, femmes et enfants sombrent avec leur embarcation de fortune, nos dirigeants célèbrent en grande pompe et force discours emphatiques le départ de la magnifique copie du bateau de La Fayette pour l’Amérique. Ils commémorent, une fois de plus et sans en mesurer la dramatique ironie, l’histoire d’un jeune homme plein de fougue et de hardiesse parti pour le Nouveau Monde combattre pour la liberté. Et pendant ce temps-là, mille, cinq mille, dix mille hommes, femmes et enfants, traversent le désert dans l’espoir de trouver, de l’autre côté de la colline, une herbe plus verte et plus généreuse. Combien ne trouveront que la mort ? Combien en faudra-t-il encore avant que nous regardions enfin vers l’avenir ? Combien de temps encore oublierons-nous le texte même de notre Déclaration des Droits de l’Homme dont l’Hermione emporte si fièrement une copie aux descendants des Insurgés ?
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