Hier, l’église du village sonne gaillardement les quatre coups de onze heures lorsque ma voisine Hélène me fait un grand signe depuis la porte de ma cuisine Je vous apporte un reste de lapin ! Je me précipite pour l’en remercier mais elle est déjà repartie pour son chez-elle lorsque j’arrive tout essoufflé. Sur la table trône en majesté un plat de verre recouvert d’un torchon. Sorti de sa sieste par le tohu-bohu, mon chat César accourt, saute sur la table et renifle avec envie une belle cuisse de lapin au parfum de cidre voluptueusement étalée sur un épais lit de bolets. Je le rabroue vertement et enfourne mon menu du midi dans le réfrigérateur. Las ! Mon appétit se révèlera bien plus léger que les espérances de la cuisinière. Que faire du reliquat ? Il a toujours été entendu avec mon colocataire que, passé l’hiver, je ne lui fournissais plus sa nourriture. Je ne saurais intervenir indéfiniment dans sa vie de prédateur de souris, mulots et autres nuisibles. Je me vois donc dans l’obligation de déposer dans la poubelle ce surplus par ailleurs trop mince pour constituer, à lui seul, un repas complet. J’ai cependant mauvaise conscience. Les supermarchés auront bientôt interdiction par la loi de jeter leurs invendus de nourriture. Ils les arrosaient jusqu’ici de javel par crainte de se voir poursuivis en justice par quelque pauvre en ayant consommé et étant tombé malade. Ils auront dorénavant obligation de les remettre à des associations caritatives qui voudront bien les accepter ou de les abandonner pour la fabrication de compost. Devront-ils, dans ce dernier cas, les transporter eux-mêmes jusqu’au tas ou les responsables des dits tas devront-ils affréter une armada de camions pour en assurer le ramassage ? Qui paiera le carburant, les chauffeurs et l’amortissement des véhicules ? Le CO2 ainsi émis leur sera-t-il imputé ? S’ils ne peuvent l’inclure dans leurs coûts de fonctionnement, qui en sera pénalisé ? Les risques inhérents à la circulation de ces camions sur des routes de campagne prévues initialement pour des charrettes tirées par des bœufs ont-ils été estimés ? Qu’adviendra-t-il le jour où un conducteur soucieux du bien-être des animaux sauvages voudra éviter un chevreuil errant et dirigera son engin directement dans un talus, un fossé remplis d’eau par la dernière averse ou dans les parterres de fleurs de quelque riveraine âgée ? Quelqu’un, à la Chambre, a-t-il songé aux odeurs désagréables dégagées par ce compost ? Ne risquent-elles pas de décourager les touristes ? Bistrots, chambres d’hôtes et restaurants gastronomiques verront, dans un premier temps, leurs clientèles repartir en toute hâte vers la ville en se pinçant le nez puis, dans un second temps, se détourner de la campagne. Outre l’aggravation inévitable du chômage, c’est l’image même du milieu rural qui sera affectée. Les actions promotionnelles vantant les mérites de la vie dans le calme et la verdure deviendront caduques. Les sommes déjà dépensées en vain se verront enregistrées dans les rubriques pertes et profits des documents comptables. Diminuant d’autant les bénéfices imposables et mettant de fait en péril le précaire équilibre budgétaire de l’État. On voit par-là qu’une décision qui paraît de bon sens peut, parfois, soulever d’innombrables questions. Et l’absence de réponse pertinente peut à son tour engendrer de non moins innombrables disfonctionnements au sein de notre société à la complexité multiple et changeante. C’est pourquoi il convient souvent d’y réfléchir à deux fois avant de voter des lois aux conséquences aussi cruciales. Car pendant ce temps-là, le monde indifférent poursuit sa marche joyeuse sur les chemins de son futur. (Photo : http://gaspillagealimentaire.blogspot.fr)
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