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Solidarité

Publié le 17 juin 2015 par Jlk

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Moi j’aime les vieux sans le vouloir…

Ma grand-mère paternelle, solide matriarche vaudoise du genre biblique, citant donc volontiers les sentences de l’Ancien Testament, m’a recommandé la première de ne jamais commencer une phrase par moi-je. 

Or c’est par malice évidente que j’amorce ces propos, censés traiter le thème de la solidarité que devraient susciter les troisième et quatrième âges, comme on dit, en déclarant tout net que moi j’aime les vieux, mais sans le vouloir, n’en faisant  pas un devoir, pas plus que je ne me sens obligé d’aimer les jeunes, les grabataires, les chômeurs en fin de droit ou les femmes en espérance.

Tout un langage contemporain, qu’on pourrait dire la langue de coton des temps qui courent, s’est fait le palliatif d’un effondrement croissant des relations qui, naguère, allaient de soi, entre les membres d’une même communauté. On prononce le mot comme une sorte d’incantation, possiblement assortie de majuscules : Solidarité en est un.

L’idée qu’on ait à se sentir, aujourd’hui, solidaire des vieux, en évitant surtout de prononcer ce terme infamant, me semble surtout significative d’un état de non-relation, qui ne saurait se guérir vraiment par des postures et des obligations convenues. 

Je conçois tout à fait qu’on puisse se sentir solidaire d’un peuple en détresse ou d’une classe de la population en état de précarité. Je me rappelle les élans de solidarité qui se sont manifestés, dans la population de notre pays, à l’initiative d’une institution significative de la tradition généreuse de celui-là, à l’enseigne de la Chaîne du Bonheur. 

Des lendemains du terrible hiver 1956 (j’avais 9 ans), je me rappelle la solidarité du peuple suisse à l’égard des réfugiés hongrois, dont les enfants apparaîtraient bientôt dans nos classes ; et rien de plus spontané, non plus, que la solidarité qui se manifesta, à travers les années, à l’endroit des sinistrés d’Agadir ou de Fréjus, plus récemment envers les victimes des tsunamis.

Mais parler de solidarité avec les personnes âgées, n’est-ce pas esquiver l’essentiel d’une relation fondamentale ? N’est-ce pas admettre déjà leur enfermement dans une catégorie à part ? N’est-ce pas réduire leur situation à un phénomène social ? 

Bien entendu, l’exclusion des vieux, l’abandon des vieux, la solitude des vieux relèvent d’un phénomène de société, comme on dit, qui appelle une réaction significative, comme on dit encore, de la communauté. Mais à l’instant même où, dans nos régions, le traitement de la mendicité par l’interdiction est envisagé comme un devoir d’hygiène publique, je me refuse, pour ma part, à réduire mon amour des vieux à un dossier, fût-il estampillé du terme positif de solidarité.

La solidarité avec« nos aînés », comme on dit encore, va pour moi de soi, mais je refuse de limiter ma relation à ce «programme». J’en veux bien plus. L’amour est trop grand pour se réduire à cela. La réalité physique et métaphysique de la filiation, la relation affective et poétique de la filiation, la bonté et la beauté de la filiation, le grand récit fluvial de la filiation et les innombrables petites histoires personnelles qui en découlent sont trop grandes pour être canalisées dans cette conduite forcée d’un devoir stipulé.   

Moi j’aime les vieux parce qu’ils m’ont appris à vivre, avec eux mais aussi contre eux, comme j’aime les jeunes parce qu’ils me revivifient par leur reconnaissance autant que par leurs remises en question.

 Je ne me sens ni vieux ni jeune. J’ai certes, à 61 ans, l’âge de mes artères, bientôt l’âge de la retraite, comme on dit, mais je me sens aussi vif et curieux, allègre, aimant, que je l’étais à vingt-cinq ans, commençant à peine de rajeunir, ou que l’était le plus jeune octogénaire qu’il m’aitété donné de rencontrer : le peintre et écrivain polonais Joseph Czapski, rescapé du massacre de Katyn et continuant de peindre après avoir perdu la vue, comme le nonagénaire Georges Haldas, aujourd’hui, continue de dicter ses livresdans sa propre nuit, l’esprit et le cœur alertes.

« Il faut toute une vie pour devenir jeune », disait à peu près Picasso, et ce n’est enaucun cas une déclaration de jeunisme : c’est l’appel à une lente transformation intérieure qui nous rapproche peu à peu de l’essentiel.

Moi j’aime les vieux parce qu’ils deviennent, peu à peu, mes enfants. Depuis quelque temps, je reviens tous les jours à mon vieux paysan-philosophe Gustave Thibon, dont la lecture m’a réchauffé dans ma vingtaine, glacé que j’étais par celle de Marx et Lénine. Et de ce bon Thibon je lis ce matin ceci : « Nous n’aimons que nos enfants, nous ne nous penchons que sur ce qui sort de nous. Et notre père n’existe pour nous que si, par un mystérieux travail, il est devenu notre enfant ». Or je me rappelle, à ce propos, l’un des plus beaux moments de ma vie, avec celle qui la partage, lorsque notre premier enfant, de quelques mois, fut amené à mon père mourant, un dimanche de printemps. Pure grâce de la filiation…

Devons-nous nous sentir solidaires de nos parents et de nos enfants ? Et faudra-t-il qu’on nous impose un « devoir de mémoire » pour se rappeler tout ce que nous devons à ceuxqui nous ont engendrés et accompagnés ?

Moi j’aime le quartier de mon enfance et notre maison modeste, et les modestes maisons des parents de nos parents où, souvent, nous allions passer nos dimanches. Ces coutumes d’une communauté qui, jadis, tenait bien ensemble, et que je me garde d’idéaliser au demeurant, se sont perdues pour beaucoup, mais je vois aujourd’hui l’attachement de nos enfants à leurs propres aïeux, et Dieu sait que nul devoir extérieur ne les y pousse.

Moi j’aime me rappeler mon grand-père maternel lucernois lisant chaque soir, à la Stube,sa Bible et un livre en l’une des sept langues qu’il avait acquises dans ses pérégrinations d’employé des hôtels d’un peu partout. 

Moi j’aime me rappeler le huitantième anniversaire de ma grand-mère maternelle, fleurie par tous les pauvres du quartier et de la ville qu’elle avait aidés sans être elle-même une nantie, et mon grand-père ronchonner en trouvant que ces floralies représentaient bien de la dépense. Moi j’aime les vieilles dames épanouies autant que les vieux râleurs. Je n’éprouve aucun devoir de trouver les vieux parfaits.

Moi j’aime les vieux sans le vouloir…

La Désirade, ce 1er septembre 2008.

(Ce texte a paru dans le recueil intitulé Instants et mouvements, publié par l'association Pro Senectute, avec des images d'Hélène Tobler)

Image: Robert Indermaur.


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