Peut-on proposer une théorie du rire ? Ce n’est pas impossible mais ça reste très difficile, tant le rire est par définition une réaction spontanée et, à ce titre, difficile à anticiper. Il est parfaitement envisageable que le rire, ainsi compris, soit déclenchée dans une situation qui n’était pas destinée a priori à le provoquer : dans sa série des Dingodossiers, René Goscinny fait observer que sur « une photo prise au cours d’une grave et solennelle cérémonie » où la retenue est donc de mise, « il y en a toujours un qui rigole » au second plan ; cette affirmation reste à vérifier mais illustre le fait que le plus souvent, le rire échappe à notre contrôle et peut nous venir dans une situation où nous souhaiterions plutôt le réprimer. L’expression consacrée « on n’est pas là pour rigoler » illustre bien le fait qu’il existe des contextes où le rire est déplacé, mais en avoir conscience ne suffit pas à nécessairement à l’empêcher et chacun a connu au moins une fois une situation où le rire lui venait alors même qu’il avait la volonté d’éviter ce genre de réaction. Ce caractère quasi-irrépressible du rire peut en être la face tragique : dans sa série Jean-Claude Tergal, Didier Tronchet montre son personnage, encore enfant, ne réprimant qu’avec beaucoup de mal son rire quand sa grand’mère raconte la mort de son époux, donc le grand père de Jean-Claude, décédé en recevant un poteau téléphonique sur l’occiput pendant qu’il urinait : s’il est exact, comme l’affirmait Albert Camus, que « les force qui s’affrontent dans la tragédie sont également légitimes », alors la situation dépeinte par Tronchet est tragique en ceci que le rire du jeune Jean-Claude, aussi déplacé puisse-t-il paraître, n’en est pas moins tout aussi légitime que la tristesse de sa grand’ mère, tant il est vrai que le décès dont il est question est dû à une cause dérisoire dans tous les sens du terme et illustrant à merveille le caractère intrinsèquement dérisoire de la vie humaine dont la cessation peut dépendre d’une cause pourtant a priori anodine. Le rire a donc ses raisons que la raison ignore, rendant difficile toute tentative de théorisation à son sujet : Bergson et Freud ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et leurs ouvrages respectifs, Le rire et Le mot d’esprit, non contents d’être plutôt marginaux au sein de l’œuvre de ces deux grands penseurs, portent plutôt sur le risible, c’est-à-dire sur ce dont il est légitime de rire. Le rire n’en reste pas moins un jaillissement le plus souvent irréfléchi, et toute réponse à la sempiternelle question « peut-on rire de tout » n’empêchera jamais personne de rire même de ce dont la réponse a éventuellement interdit la dérision ; la question n’est donc pas celle du rire en lui-même, qui est trop souvent une pulsion incontrôlable, mais plutôt sur ce qu’il est légitime de chercher à tourner en dérision : émettre un discours ou produire une image cherchant à provoquer le rire en parlant d’un sujet donné ne suppose pas nécessairement le déclenchement du rire qui dépend de la sensibilité personnelle du récepteur du discours. Le rire est un phénomène si insaisissable, si personnel, que la question à poser n’est pas « peut-on rire de tout » mais « peut-on chercher à faire rire autrui de tout ». Cette question interroge donc les limites de la liberté d’expression au sens large et la réponse toute faire « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui » (qui est attribuée par erreur à Pierre Desproges mais qui n’a jamais été écrite telle quelle par le procureur des Flagrants délires) n’est pas une réponse satisfaisante puisqu’elle substitue à la question de la légitimité d’un discours celle des personnalités, toutes radicalement différentes, d’une multitude d’individus.
La question de la légitimité de la dérision se pose souvent pour le cas des faibles, des opprimés, des victimes, des personnes en situation de domination : comprenons par là les démunis, les personnes âgées ou en situation de handicap, des victimes d’accidents, de guerres voire de génocides ; on se demande souvent s’il est légitime de chercher à tourner en dérision le calvaire que ces personnes endurent. Pour proposer un début de réponse, c’est volontiers que l’on convoquera deux locutions françaises comprenant le verbe « rire », locutions qui ne diffèrent que par la préposition suivant immédiatement ledit verbe, « rire de » et « rire avec » : la préposition « de » suppose une distance entre le personne qui émet la plaisanterie et celle qui en est l’objet, tandis que la préposition « avec » suppose au contraire une solidarité entre la personne qui émet la plaisanterie et celle qui n’en est pas l’objet mais, au contraire le sujet ; la différence entre les deux est énorme : dans le premier cas, on « rit de » quelqu’un pour mettre en valeur sa différence, son hétérogénéité au groupe dont il est exclu ; dans le second cas, au contraire, on « rit avec » quelqu’un pour le rattacher à la communauté en l’invitant à rire de sa propre différence non pas pour la nier mais pour la rendre compatible avec son intégration au groupe. Aussi, on se retrouverait avec deux types de « rire » (il est envisageable de garder le terme consacré par simple commodité), à savoir le rire « incluant » et le rire « excluant » : le rire « excluant » instaure une relation dominant-dominé tandis que le rire « inculant » instaure une relation d’égalité. Le rire « excluant » est le rire du bourreau qui se moque de sa victime, le rire de l’enfant ou de l’adolescent qui persécute le camarade qu’il harcèle ; pour prendre des exemples médiatiques connus, c’est aussi le rire de Natacha Polony envers les Roms en général et la jeune Léonarda en particulier, ou encore le rire de Dieudonné ou de Jean-Marie Le Pen envers les victimes de l’Holocauste : il ne fait aucun doute, à l’analyse des propos de ce type, qui se prétendent destinés à faire rire, que le locuteur ne les émet que parce qu’il se sent en situation de supériorité par rapport aux personnes dont il parle. Le rire « incluant » en revanche, est souvent le rire de la victime qui rit de son malheur (plutôt que d’elle-même) pour le relativiser et ainsi garder sa place au sein de la communauté et invite ainsi une autre victime (les deux victimes peuvent ne pas souffrir du même mal) à en faire autant : c’est le rire dont étaient encore capables, d’après Philippe Geluck, certaines victimes de la Shoah pour garder la seule chose dont les nazis ne pouvaient les priver, c’est le rire de Coluche envers les prolétaires dont il restait pourtant solidaire, c’est le rire de Reiser ou des Grolandais envers les personnes âgées, qui a vocation à redonner de la visibilité à une population que l’on cherche le plus souvent à rendre invisible, c’est le rire de Didier Tronchet envers les démunis dans sa série des Damnés de la terre associés ; « Le choix discutable de décrire l’univers des malades ou des handicapés, vient de l’intuition que les exclure du rire, c’est encore les exclure », se justifie Tronchet dans une phrase recoupant celle de Cavanna : « Il y a plus insultant que le rire. C’est l’indifférence. » Le rire incluant est comme une sorte de momento mori, un rappel du fait que nul n’est à l’abri d’un grand malheur, un rappel rendu supportable par sa vocation drolatique, c’est une ouverture vers un aspect de la vie que l’on cherche ordinairement à rendre invisible, tandis que le rire excluant participe justement de cette tentative d’invisibilisation.
Il serait donc tendant s’en tenir là et affirmer qu’il est loisible de chercher à faire rire même du pire sous réserve qu’il est évident qu’il s’agisse d’un rire « incluant » qui ne cherche pas à enfoncer les victimes dans leur malheur mais au contraire à les aider à les en dégager ; naturellement, ce n’est pas si simple : la frontière entre les deux rires est loin d’être étanche, il peut arriver qu’un humoriste « dérape » et en arrive à se laisser aller au rire « excluant » après avoir pourtant tenté le rire « incluant » ; par exemple, Jean-Marie Gourio avait commencé à écrire Hitler = SS pour exprimer son indignation suscitée par l’exclusion des anciens déportés homosexuels d’une commémoration de la Shoah (malheureusement authentique) puis a fini par se complaire dans la dérision de l’holocauste au point d’être souvent à la limite de franchir la ligne rouge ; Gourio, de même que Philippe Vuillemin qui avait dessiné son scénario, finira par reconnaître qu’il est allé trop loin, ce qui illustre bien le fait que ce type de dérapage n’est pas trop grave si l’humoriste a la modestie de reconnaître qu’il a manqué sa cible et n’a pas été suffisamment clair ; ça devient plus problématique quand l’humoriste reste constant dans son erreur au point d’en faire porter le chapeau à un public qu’il juge incapable de comprendre l’humour, détournant à son compte le topos de l’artiste génial mais incompris. Errare humanum est sed diabolicum perseverare, l’erreur est humaine mais la constance dans l’erreur est diabolique, sentence que semblait ne pas ignorer Coluche qui reconnaissait qu’être pris au premier degré lorsqu’il jouait un petit beauf raciste le rendait « modeste »… La frontière entre rire incluant et rire excluant n’est pas stable non plus : sa définition dépend d’une multitude de facteurs dont la situation géopolitique, les rapports de force entre les peuples et, plus simplement mais plus facilement, l’air du temps, ne sont pas les moindres. Ainsi, au temps de la colonisation, il n’était pas rare que les Européens rient aux dépends des peuples colonisés dans un but qui n’était pas forcément malveillant : ce rire, que nous ne pouvons que définir comme excluant aujourd’hui, était probablement perçu par les Européens comme un rire incluant en ceci qu’il était conçu comme une porte ouverte vers l’apport de la « civilisation » à ces peuples dont l’identité était considérée comme étant en crise ; ce rire du colonisateur vis-à-vis du colonisé ne devient excluant que lorsque la culture du colonisé reconquiert une légitimité intrinsèque, quand il est acquis qu’il y avait bien « quelque chose » qui était exclu là où le colonisateur considérait qu’il n’y avait rien et que donc seule l’inclusion était envisageable. Encore aujourd’hui, le rire incluant peut déraper vers un certain paternalisme, la consolidation d’une situation de supériorité vis-à-vis de la personne affaiblie. Pour résumer, la démarcation entre rire incluant et rire excluant permet de fixer certaines limites à ne pas dépasser, mais elle est trop vague pour fixer un cadre clairement délimité, elle ne saurait suffire à prédéterminer quel discours à vocation drolatique est légitime ou non : la question est donc moins une question de normes prédéterminées (ou même prédéterminables) qu’une question de talent et de modestie de l’humoriste, le talent se mesurant à sa capacité à faire rire d’une situation a priori tragique tout en faisant clairement comprendre qu’il ne cherche pas à légitimer une situation d’inégalité et la modestie se mesurant à sa capacité à reconnaître ses torts en cas dérapage. En fait, on peut reformuler la réponse toute faite exprimée précédemment en disant « on peut rire de tout à condition de ne pas être n’importe qui », ce qui, il faut le reconnaître, ne nous avance guère et ne traduit aucune victoire de la raison face à la résistance que lui oppose ce phénomène insaisissable qu’est le rire. Chaque discours à vocation humoristique mérite donc d’être analysé au cas par cas et, de préférence, à froid, une fois évacuées les éventuelles réactions spontanées qu’il a réussi à susciter, qu’il s’agisse du rire ou de l’indignation.
De toute façon, nous n’avons fait ici que proposer des pistes pour chercher un début de réponse ; si cette question vous intéresse et si vous êtes à Brest demain, n’hésitez pas à assister à la journée d’étude « touchez pas à nos crayons » consacrée à la caricature et la liberté d’expression, le 19 juin à 17h30 à la faculté Victor Segalen !
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