Le ru qui coule en contrebas de mon courtil s’est tari dès la mi-juillet. Les averses d’août lui ont redonné vie et celles de septembre une vraie vigueur. La situation de la France sur le globe terrestre lui permet en effet d’être régulièrement arrosée par les pluies d’automne, les pluies d’hiver et les pluies de printemps et par les orages d’été. Il peut certes arriver parfois que, dans un excès de colère, l’eau dévaste tout sur son passage, les maisons, les commerces, les ateliers et les vies. Mais en dépit de son inconséquence, l’Homme est globalement parvenu à la maîtriser. Dans le moindre village perdu au cœur de son désert rural, la ménagère peut ainsi s’enorgueillir de disposer de l’eau courante au-dessus de son évier et la ville la plus modeste se prévaloir d’offrir à ses habitants des immeubles modernes avec non seulement le gaz et l’électricité à tous les étages mais aussi l’eau au robinet. Dans les années soixante, on ajouta même des baignoires jusque dans les plus humbles HLM de banlieue. Pauvres, bien sûr, honnêtes, sans doute, mais surtout propres sur eux, telle était la devise des Offices Municipaux de Logements Populaires. Le summum du bien-être y est aujourd’hui assuré par la cabine de douche à la mode italienne qui permet de gaspiller jusqu’à 80 litres d’eau potable chaque jour pour avoir l’air civilisé quand un simple déodorant corporel suffirait à masquer pendant 48 heures d’éventuelles mauvaises odeurs. Et tandis que les citadins, fiers comme Artaban, se lavent et se relavent à satiété, les campagnes, pour une fois à la pointe du progrès, équipent leurs courtils de piscines pour la baignade à domicile. Plus besoin d’arpenter le macadam sur des kilomètres et des kilomètres et de diffuser ainsi dans l’air des tonnes et des tonnes de gaz à effet de serre et de particules cancérogènes pour prendre un bain de pieds. Il suffit de nos jours, même si c’est le plus souvent en été, d’ouvrir la porte donnant sur la terrasse et de plonger la tête la première dans une eau plus bleue que bleue en attendant l’heure de l’anisette bien fraîche "façon peuple" qui patiente sur le rebord soigneusement carrelé "façon pierre de Bourgogne". Pourtant, en dépit ou à cause de tout ce déploiement hédoniste si cher à Michel Onfray, l’eau devient de plus en plus un enjeu de première importance dans nos sociétés. Les viticulteurs guettaient hier le ciel dans la crainte de la grêle du mois d’août si ruineuse pour leurs vignobles. Leurs voisins d’aujourd’hui pompent allègrement l’eau des nappes phréatiques pour faire pousser leur maïs toujours plus haut. On a même vu tout récemment encore une véritable guérilla s’installer dans les profondeurs de notre sud-ouest au sujet d’un bassin de retenue d’eau officiellement destiné à abreuver des veaux, des vaches, des cochons et des couvées de canards. En ce début de troisième millénaire, nos terroirs risquent-ils de connaître une guerre de l’eau ? Verrons-nous revenir le temps des restrictions comme jadis pour le café ou le tabac ? La bière contient près de 95% d’eau. Qu’en resterait-il si l’on supprimait cet adjuvant faute d’approvisionnement ? Le cidre bouché normand, outre ses bulles, ses 4° d’alcool règlementaires et un peu de jus de pomme fermenté, contient essentiellement de l’eau. Quel goût aurait cette boisson bénie des dieux que les Égyptiens de l’antiquité appelaient déjà sikera ? Le corps humain lui-même est constitué de 60% d’eau. Qu’en restera-t-il si, là aussi, le gouvernement veut faire des économies comme il en fait déjà sur le dos de la Culture et des bénéficiaires des Allocations Familiales ? C’est pourquoi il convient dès à présent, et en vertu du grand principe de précaution, d’éviter tout gaspillage inutile. Sauf, bien entendu, en cas de bains de pieds dans la saumure pour endormir un œil de perdrix particulièrement agressif ou, dans un esprit de conciliation, pour mettre de l’eau dans son vin. Mais les imprévisibles chemins du futur nous laisseront peut-être, malgré tout, encore bien des choses à penser à propos de l’avenir.
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