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Alan Beffroi #10 (inédit)
Publié le 11 janvier 2016 par YannbourvenLieu de culte.
Trakl : Silencieux, je restais dans une auberge abandonnée, sous les solives enfumées, seul avec mon vin ; radieux cadavre penché sur une forme ténébreuse ; à mes pieds, gisait une brebis morte. Surgissant de l'azur décomposé, la silhouette blême de ma sœur apparut, et voici comment parla sa bouche sanglante : Blesse, ronce noire.
Bretagne, octobre, an 2000 : Alan vient de fêter copieusement ses vingt ans, et là il s’évade, en voiture, complètement cuit, il n’a même pas dit au revoir à ses potes, s’est barré comme un voleur, les a laissés dans ce pub de la rue Saint-Michel. L’œil gauche fermé, scrutant comme il peut la ligne blanche d’une départementale tortueuse, ne la franchis pas putain, reste bien à droite mais pas trop quand même ! Il rentre chez ses parents, concentre-toi merde, faut pas que j’me croûte, allez, un effort. Mais les effets de l’alcool se radicalisent, le font chanter, hurler des insanités, blasphémer jusqu’à plus soif, parfois Alan éteint les phares pour s’amuser, les rallument, joue avec le feu, et la Lune enjouée qui le suit, hilare, en déchirant les nuages noirs, en se demandant jusqu’au cet imbécile ira dans cet état lamentable, elle attend le choc, et soudain on y est : la Super 5 d’Alan percute un rond-point, Alan se frotte les yeux, ses mains se crispent sur le volant, embardée, la voiture fait deux tonneaux sur la droite, et se retourne dans un fossé de l’autre côté, Alan hurle, il a mal aux côtes et aux poignets, il défait difficilement sa ceinture de sécurité, dehors lumière des phares éclairant une bruine de septembre, dedans habitacle saturé de fumée noire, il tousse, le volant lui rentre dans le ventre, merde j’suis coincé, il s’extrait, il réussit à ouvrir la fenêtre et à s’échapper de cet enfer de taule froissé.
Il marche dans un champ sans se retourner, titubant dans la nuit, j’irai tout droit, j’ai honte, faut que j’me cache quelque part, que j’me repose, on verra demain, allez, avance crétin !... Jadis, il faut que vous le sachiez, Alan Beffroi avait un frère jumeau, mais celui-ci se suicida à l’âge de 10 ans : on le retrouva pendu dans un vieux beffroi à la charpente vermoulue et aux cloches détachées, beffroi ténébreux surplombant une petite église abandonnée depuis des siècles, bris de christianisme, mort violente, enfance brisée, parents larmoyants, période bretonne qu’Alan ne pouvait effacer de son esprit… Alan refusait de regarder les photos de son frère, frère dont il ne se souvenait plus guère, dont le visage enfantin (qui ressemblait trait pour trait au sien) était devenu aussi abstrait qu’un visage reflété à la surface d’une eau sur-ridée. Oublier son propre visage, en quelque sorte. Sa vie d’avant. En revanche, il se souvenait très bien de sa petite voix tremblante et infinie, celle que possèdent tous les enfants du Mal-être et de la Fugue. Mais comment peut-on déjà penser à se tuer lorsque l’on a seulement 10 ans ? Quelle classe, quel choix, quelle lucidité. Sacré frangin que j’avais là. Mon double exceptionnel, étoile filante à la voix tremblante et infinie. Et là, tout à fait bourré, victime d’un accident de voiture, après avoir déambulé une demi-heure au hasard, Alan croit reconnaitre le beffroi de son frère. Il s’approche timidement de l’église en ruines, se fraie un chemin à travers les ronces qui ont envahi le parvis, et grimpe dans le beffroi ténébreux qu’il n’avait jamais visité auparavant, es-tu présent fréro ? Je te sens, j’entends ta voix… Il s’allonge sur des planches, pose sa tête sur une cloche détachée, l’oreille écoute aux portes d’une planète abandonnée. Face à la Lune avorteuse, on a l’impression il danse avec tous les suicidés métamorphosés en étoiles, des fantômes l’enserrent, son petit frère lui parle doucement : Hoc erat in votis, ne t’inquiète plus pour moi, je me sens si bien dans cette Réalité-nuit que je me suis inventée. Mais j’ai manqué de patience, et de sagesse, je ne regrette pas mais ne fais pas la même erreur que moi, reste où tu es, il faut témoigner, ô frère vivant ! Tu devras te gorger de poèmes malfaisants, d’odes sanglantes, tu te maudiras mon frère, tu erreras un temps dans un monde à bout de souffle, parmi les hommes desséchés et dépourvus de rêves, et tu partiras à la rencontre des chênes d’hiver, moignons velus mitraillés de branches hérétiques, dont le bois te servira à construire une barque de déraison, qui te permettra de rejoindre l’autre rive, le pays interdit : la vraie Réalité-nuit ! En attendant reste où tu es, reste en vie, ne grandis pas vraiment, reste l’enfant qui court, RESTE L’ENFANT QUI COURT !
Au petit matin, il se réveille en grognant, et se tape plusieurs fois la tête contre une cloche froide, ce mal de crâne… c’est pas vivable. Dans les vapes, il redescend le clocher, des lames de parquet pourries craquent sous ses pieds, arrivé en bas il cueille quelques mûres dans les ronces du parvis, il descend les marches en se tenant la tête entre les mains, il se met à pisser tout en regardant cette église en ruines, il s’en va, s’éloigne du beffroi, et quelques minutes plus tard dégueule son alcool, ses mûres et ses souvenirs d’enfance au beau milieu d’un champ trempé de rosée, puis, pour essayer de se réchauffer l’âme, il se met à fixer les rayons d’un soleil neuf vacillant dans les frondaisons qui l’entourent. Alan décide que désormais il ferait de la littérature, faut que j’me trouve un nom de plume, alors il choisit le pseudo de Beffroi en souvenir de ce lieu hanté par le petit corps froid et grinçant de son frère jumeau, et surtout en souvenir de la petite voix tremblante et infinie que possèdent tous les enfants du Mal-être et de la Fugue. (Image : Construction molle aux haricots bouillis - Prémonition de la Guerre Civile, Dali)