Magazine Journal intime
La vie des autres
Publié le 12 juin 2008 par CorckyCommence pas à te plaindre que tu as déjà lu ce qui va suivre, d'accord?Commence pas.Ne me fais pas chier.
Oui, c'est un ancien article.Oui, je le ressors.J'ai mes raisons.Alors tu lis, ou tu vas surfer chez Laurel, là où c'est qu'il y a des bisounours partout qui t'accueilleront avec des "kikoo" et des "lol" de joie tellement hystériques qu'ils en mouilleront leurs pantalons.
Parfois, quand je suis de mauvais poil, je me demande (et j'en fais profiter tout le monde) pourquoi je suis devenue infirmière, alors qu'au départ, j'étais partie pour devenir membre du Club des Débiles Supérieurs (grande école, gros diplôme et gros salaire à la clé, avec peut-être une petite place à l'UMP?) Et puis, de temps en temps, je fais une rencontre, une rencontre toute bête, rien d'extraordinaire, et la question devient tout simplement obsolète, voire carrément conne. Tiens, aujourd'hui. Suis allée chez les époux V. Soixante ans de mariage, lui ancien ébéniste amoureux de son bois, elle maîtresse femme qui commence à sucrer les fraises (la faute à un mec qui s'appelle Alzheimer, ou un truc comme ça). Petit pavillon un peu pourri, quelque part dans le 93. Personne pour entretenir la baraque, forcément ça tombe un peu en ruines... Antique poêle à charbon dans le salon, mais plus personne ne se sert du salon, le peu de vie qui reste dans cette maison se déroule dans la minuscule salle à manger, où madame a installé son lit. Frapper à la porte, mais frapper fort, parce que l'oreille n'y est plus vraiment, pensez donc, à quatre-vingt piges passées... - Keske c'est, encore? - C'est l'infirmière, madame V ! (changement de ton, de pitbull on passe à gentil labrador) - Ah ouais, mais entrez donc, mon p'tit, entrez donc! ("Mon p'tit"...c'est ça, c'est ça...) Entrer dans le Saint des saints.
S'essuyer les pieds sur le paillasson, surtout, sinon gare, on risque de s'attirer les foudres de Mémé, et Mémé est impitoyable. Tatie Danielle à côté, c'est Line Renaud dans le téléfilm le plus putassier que puisse produire TF1. - Comment qu'ça va donc, mon p'tit? - Ben c'est plutôt à vous que je demande ça, madame V. - Nous? Comment qu'ça va? Ben...Comme des vieux. Imparable. Je fais le tour de la pièce. Je vérifie les médicaments posés sur la cheminée, des fois qu'elle aurait encore pété un câble et décidé de tout foutre à la poubelle.
Discrètement (trèèès discrètement, oh oui!), je me glisse dans la cuisine. Mémé déteste qu'on se mêle de ses affaires, mais eh oh! J'suis payée pour ça, aussi, elle va pas me les birser, non plus, la vioque... - Elle fait quoi, la môme? - Elle fait rien, madame V, vous inquiétez pas. Vite, presto, ouvrir le frigo...et se désoler de le trouver, comme d'hab' , presque vide. Putain, mais elle fait quoi, l'aide-ménagère dûment diligentée par la mairie? Elle prend le fric pour aller faire son PMU? - Eh, madame V, dites voir...vous avez mangé quoi, ce midi? Haussement d'épaules fataliste. Mémé, elle a jamais faim, de toute façon. Pépé s'en mêle, histoire de nous rappeler que, nom d'un chien, grabataire ou pas, c'est encore lui le chef de famille. - Bah, elle mange jamais rien, de toute façon! Hurlement de Mémé. - Dis donc, tu vas la fermer, ta gueule, ouais? - Si j'veux, madââââme, si j'veux! - Rahhh, ça fait soixante ans que tu m'emmerdes, Max, j'en ai marre! - Ouais, tu t'es vue? Si chuis pas là pour m'occuper de tes conneries, tu fais n'importe quoi! - Et alors? J't'ai sonné, vieux hibou? Et ainsi de suite. Moi, de mon côté, je prépare mentalement une liste de courses, je sais que je vais téléphoner à la Mairie, sonner les cloches, menacer de poser une bombe sur le Monument aux morts, de pisser sur la sculpture de merde censée rendre hommage aux résistants, et de taguer sur le fronton de la mairie "Lénine était une drag queen qui couchait avec Goebbels".
Avec un peu de pot, ce soir, le frigo sera rempli. - Je vous propose pas l'apéro, mon p'tit, hein, z'avez sans doute pas l'âge...voulez un jus de fruit? (Mais si, j'ai l'âge! J'suis majeure et vaccinée, moi, merde! C'est juste que je ne bois pas en service!) C'est fou, ce qu'on a l'air d'un gamin, face à un octogénaire. J'aime bien la voix de Mémé, quand elle ne gueule pas, on dirait du velours...et je les regarde, ils se tiennent la main, même si elle vient de le traiter de vieux hibou, même si elle lui casse les couilles depuis soixante ans, même si lui, de son côté, n'a pas du être facile à vivre tous les jours, avec ses grandes mains caleuses et sa gueule de mineur de fond...Ils s'envoient des joyeusetés à la tronche toute la journée, mais je sais que si elle loupe une prise de médicaments, il va passer une nuit blanche...S'il se met à tousser un peu trop fort, elle sera au bord des larmes...
Putain d'amour qui résiste à l'arthrite, à la démence sénile et même aux couches-culottes pour vieux.
- Bon, ben je vais vous laisser, messieurs-dames... - Quoi, elle s'en va déjà? - Ben, elle a du boulot, madame V...elle a du boulot. - Et quand c'est qu'elle revient? "Elle" réfléchit... Demain, j'ai absolument aucune raison de passer. Aucune. Les médocs sont prêts pour la semaine, j'ai pris la tension de Mémé, ausculté un peu Pépé...
Alors quoi?
Tiens, mais si, j'suis con, demain je serai à trois rues de là pour faire une piqûouze à l'autre connasse qui a un portrait du Maréchal dans son salon.
Faut que je vérifie, pour ce frigo... - Demain, madame V. Je repasse demain.
Voilà, c'était l'hiver dernier.
Entre temps, ben j'ai changé de boulot.
Et Maxime, il a cassé sa pipe.
Et comme Antoinette, ça la faisait chier de s'engueuler du matin au soir avec un fauteuil vide, eh ben elle l'a suivi une semaine plus tard.
Putain d'amour, je te dis.