Visite, l’autre jour, de ma petite voisine Anaïs pour cause de grève du personnel municipal de l’école maternelle. Armée de la poupée "la reine des neiges" livrée par le Père Noël et du disque relatant la vie tourmentée de T’choupi en dessin animé offert par sa Momy, elle a, comme d’habitude, dicté sa loi. Du haut de ses trois ans, elle est bien la seule en effet à pouvoir imposer ses désirs impérieux à mon chat César qui n’a d’autre recours que de se replier sous mon lit et, grâce à un radieux sourire au charme ravageur, infliger ses caprices à son vieux bougon de Papet. Il faut être patient avec elle, m’a recommandé son père, elle traverse une crise. Et quelle crise en effet ! Ses parents, qui se veulent à la fois modernes et pédagogiques, tentent de la détacher de son "chouchou". Tous les enfants ont eu, ont ou auront un chouchou. Qu’il soit fait de chiffon, de laine ou de coton et qu’il s’appelle "nounours", "pimpin" ou "doudou", tous ont en commun de libérer de puissantes effluves que les lessives à répétition ne parviennent jamais à éradiquer et de subir une lente et inexorable dégradation au fil des mois et des années. Celui d’Anaïs ne déroge pas à la règle. Nous avons donc, par respect pour la volonté parentale, mis en place au milieu du canapé une corbeille en osier appelée "boite à chouchou" à l’effet d’y déposer l’infâme chiffon qui la suit partout et dont elle suce presque simultanément les quatre coins ainsi que la tétine de plastique censée remplacer le pouce qui déformerait la dentition. Comme elle a parfaitement retenu la leçon, elle ne rechigne pas à abandonner ou l’un ou l’autre dans la panière. Tout comme elle n’hésite pas, non plus, à les reprendre quelques minutes plus tard. Et je ne saurais, dans ce dernier cas, lui donner tout à fait tort. En effet, une étude anglaise parue dans le numéro d’octobre dernier de la revue universitaire Geronto, montre que les chouchous eux-mêmes peuvent souffrir de dépression. Disons, pour rester au plus près des résultats des travaux scientifiques des chercheurs, qu’ils risquent eux aussi d’être "frappés d’une mélancolie persistante pouvant conduire à un état dépressif plus ou moins sévère". L’évocation même de cette pathologie éveille irrésistiblement des images de neurasthénie. C’est pourquoi il convient d’agir toujours avec la plus grande circonspection en matière de chouchous. Qu’adviendrait-il par exemple si les actuels chouchous des sondages d’opinion, Alain Juppé, Emmanuel Macron et autres Kendji Girac, tombaient ainsi en disgrâce ? Que, pour une raison que la raison ne connaît pas toujours, les sondés les délaissaient dans leur "boite à chouchous" ? Non seulement ils devraient faire appel sans délai aux meilleurs thérapeutes de l’âme, mais ce serait la vie même de nos médias qui s’en trouverait bouleversée. Aucun responsable des programmes ne diffuserait un documentaire, fût-il argumenté et informatif, sur une brusque asthénie du maire de Bordeaux. Aucun bandeau ne défilerait en bas de l’écran d’une chaîne d’information en continu à propos d’une incompréhensible langueur de notre fringant ministre de l’économie. Aucun directeur de rédaction n’accepterait la publication du moindre entrefilet comme de la plus modeste chronique au sujet d’une foudroyante aboulie du chanteur au déhanchement "gitannesque". Il ne faut pas rebuter le téléspectateur et le lecteur au risque de voir s’éloigner les publicitaires ! La nuit tomberait alors sur nos écrans et sur les maigres colonnes de nos quotidiens. Et la société tout entière s’enfoncerait cahin-caha dans les brumes incertaines des langueurs monotones. On voit par-là combien il importe de réfléchir à deux fois avant de s’attaquer aux chouchous. Ce qui laisse bien des choses à penser.
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