Magazine Journal intime

Liste d'attente

Publié le 18 juin 2008 par Corcky



Tu sais que si tout va bien, dans deux petits mois, je foulerai à nouveau le pavé défoncé de ma ville natale?
Je t'ai déjà parlé de ma ville natale?
Des fois, elle me manque tellement que c'est presque une douleur physique, mon vieux.
Les odeurs de La Havane, ce mélange inimitable de palmes pourries, de viande qui grille, d’ordures oubliées sous un soleil de plomb, de sel marin, de cumin et de laurier, des parfums bon marché dont s’aspergent les femmes, de sueur, et de bouffe, encore, oignons en train de frire dans une arrière-cour minable, sucre de canne qui roussit au fond d’une poêle noircie, mangues et goyaves trop mûres. Tu sais que les Cubains ne parlent que de bouffe, quand ils ne parlent pas de sexe?
Et les fleurs, ces millions de fleurs de bougainvilliers qui te font tomber amoureux ou gerber, tellement leur parfum est capiteux et sucré.
Et la saveur du vent, le soir, quand il souffle dans les palmes et les fait bruisser comme les commères qui papotent devant les maisons, langues de putes au grand cœur, toujours en train de te tailler un costard dans le dos, mais qui partageront avec toi jusqu’à leur dernier concombre racorni.
Et la cadence de ces nuits chaudes, moites, si vivantes avec la salsa, le son et le guaguanco  en bruit de fond, rythmes scandés par des milliers de vieux tourne-disques ou ghetto-blasters des années 70, montant de chaque appartement, de chaque bicoque, et les lueurs intermittentes des téléviseurs tchèques ou soviétiques, tous calés sur le même canal, celui qui diffuse la telenovela brésilienne doublée en espagnol, et tous les voisins rassemblés dans le minuscule salon de celui, ou celle, qui a la chance de posséder un vieux poste, une bière à la main, ou un verre de mauvais rhum, parce que le bon rhum, le vrai, personne ne peut s’en payer ne serait-ce qu’un verre, et t'as plutôt intérêt à fermer ta gueule pendant que tout le monde communie avec la telenovela, parce qu'on te pardonnerait plus facilement de roter en pleine messe dominicale.
Et nos vieilles bagnoles, ces monstres made in USA qui tournent avec des moteurs de Lada.
Et notre front de mer, le Malecon, cette longue promenade qui sépare la ville de l’océan, avec sa digue rongée par le sel, ses couples d’amoureux enlacés, ses vendeurs de cacahuètes qu’on appelle maniseros  et qui marchent d’un pas tranquille en agitant leurs petits sachets et en criant « mani ! mani ! » pour attirer le chaland, et tous les mecs perchés sur des chambres à air de camion, qui vont soit-disant taquiner la dorade, alors que le courant les entraîne déjà vers les côtes de Miami (ses plages, ses exilés Cubains, son Horatio Caine).
Et tu le sens monter à chaque coin de rue, le désir, mon pote,  le seul désir des compañeros qui soit plus fort que le sexe: s’arracher de cette puta isla, à n’importe quel prix.
Putain, des fois ça me manque tellement que ça me file une logorrhée plumitive qui frise le lyrisme de bas étage, t'as vu?
Mais bon, j'y suis pas encore.
Loin de là.
Parce que pour avoir une chance de monter dans un avion russe tout pourri, de manger de la merde au bout de cinq heures de vol, de contempler le postérieur monumental d'une hôtesse de l'air tout droit sortie de l'ère soviétique et répondant aux doux prénoms de Svetlana Consuelo Maria Niurka, de me poser sur le tarmac de l'aéroport José Marti et de profiter des joies méconnues de la douane cubaine et de ses employés rigolards et compréhensifs, encore faudra-t-il que j'ai mon passeport.
En temps et en heure.
Car, ami lecteur, sache qu'un passeport cubain coûte cent quatre vingt euros.
Payables d'avance au Consulat.
Sans aucune certitude quant à sa date d'arrivée.
Sache encore que ça fait plus de deux mois que je me suis fait soulager de mes thunes, et que jusqu'à présent, Soeur Anne ne voit toujours rien venir, elle ne voit que son fric qui décroît et le Consulat qui merdoie.
Soeur Anne, ma pomme, donc, a bien essayé de joindre le fameux consulat par téléphone, parce qu'ici c'est la France, et que par conséquent, on a le téléphone.
Crois-le ou pas, mais en deux mois, à raison d'une trentaine de tentatives tous les jours entre neuf heures et midi, Soeur Anne a eu droit à l'hymne national en do majeur et en si bémol, au disque pré-enregistré en espagnol, en français et en russe, aux horaires d'ouverture énoncés en boucle par une matrone stakhanoviste tout droit sortie d'un film de Mikhaïl Tchiaourelli à la gloire de l'URSS, et à des cliquetis métalliques répétés qui m'ont incitée à penser que le consulat cubain avait sans doute définitivement déménagé à Guantanamo.
Mais Dieu existe.
Car hier matin, après soixante jours d'efforts et  d'insultes hurlées dans le combiné, au bout de quatre-cent douze trombones réduits à l'état de cure-dents, trois gommes neuves émiettées, soixante-quinze feuilles format "A4" transformées en cocottes et deux ongles cassés à force d'être rongés, quelqu'un, ami lecteur, quelqu'un a fini par décrocher ce putain de téléphone de merde.
- Consulat cubain à Paris, bonjour.
- ...de ta mère de salope de connasse de putain de merde...
- Allô?
- ....
- Allô?
- Bonjour, j'aimerais savoir si mon passeport est arrivé chez vous, je l'ai commandé et payé au début du mois d'avril.
- C'est à quel nom?
- L'emmerdeuse.
- C'est quoi le nom de la mère?
- Esuedremme.
- Quittez pas.
L'hymne national.
Encore.
L'histoire de la Patrie qui te contemple, orgueilleuse, et que tu ne dois pas avoir peur d'une mort glorieuse (tous les hymnes nationaux sont remplis de cons qui meurent glorieusement pour une Patrie dont ils abreuvent les sillons de leur sang impur, ou quelque chose comme ça).
- Allô?
- Oui?
- C'est quoi le nom de famille?
- Ben...L'emmerdeuse.
- C'est quoi le nom de la mère?
- Ben...Esuedremme.
- Quittez pas.
Non, ne crains pas une mort glorieuse, car mourir pour la Patrie, c'est vivre...
- Allô?
- Oui?
- Quittez pas.
- ....
Vivre dans des chaînes, c'est vivre écrasé d'outrage et de honte....
- Allô?
- Oui?
- C'est quoi, déjà, le nom de famille?
- Castro Ruiz.
- ....
- ....
- Vous plaisantez?
- Oui.
- Très drôle. Quittez pas.
Du clairon, écoutez la voix, aux armes, braves gens, courez...
- Allô?
- OUI.
- Ben c'est bon. Pouvez passer le chercher.
- Ben c'est pas trop tôt.
- Nos bureaux sont ouverts...
- Je sais.
J'ai raccroché, j'ai regardé le combiné comme si c'était un boa constrictor à fossettes labiales thermosensibles en train de muer sur mon parquet.
Et là, j'ai pas pu m'en empêcher.
Ne me dis pas que c'est très con.
Je le sais.
Mais qu'est-ce que j'aurais aimé qu'elle me voie faire, l'autre truie, quand je me suis mise à chanter toute seule, dans mon salon, en dressant mon majeur bien haut:
Oh, say, can you see, by the dawn's early light,
What so proudly we hail'd at the twilight's last gleaming?
Whose broad stripes and bright stars, thro' the perilous fight,
O'er the ramparts we watch'd, were so gallantly streaming?

  

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